10 juin
Où est passée Madame Claude? C'est incroyable! Aujourd'hui, elle n'est pas là! Hier, elle n'était pas là non plus et avant-hier non plus. Comment peut-on disparaître ainsi?
Où est passée Madame Claude? Pendant trois mois, depuis que je suis à demeure dans cet hôtel, je l'ai vue tous les jours (ou presque) à midi ou midi trente, assise à la même table, à deux mètres de la mienne, sa grande et volumineuse personne assise sur deux chaises empilées. Du coup, elle était devenue pour moi la «dame aux deux chaises». Inévitable présence dans ce restaurant paisible non loin de la mer. Pourquoi deux chaises? Ça m'avait intriguée dès le début. La serveuse, tout en me disant son nom, m'avait expliqué qu'elle avait besoin de cette hauteur de siège pour s'asseoir et se relever plus facilement. Car Madame Claude est vraiment très grande (peut-être 1 m 80) et doit être très lourde (je pense qu'elle frôle les 100kg). Sa canne noire, ornée de dessins colorés ne doit pas lui suffire comme appui, les quatre accoudoirs des deux chaises lui sont alors nécessaires. Les chaises autour des tables rondes sont recouvertes de tissu clair. Les deux chaises de Madame Claude en tissu de moustiquaire nylon, marrons, sur un cadre d'aluminium satiné, comme les autres chaises du jardin. En fait, elles viennent du jardin. Quand on pénètre dans le restaurant et qu'elles sont vides, on ne voit qu'elles. Elles attendent Et pour s'occuper l'esprit, on les imagine dans un tableau de Dali, posées de travers sur un océan de sable jaune parsemé de fleurs étranges
Où est passée Madame Claude? La question me taraude: pourquoi? Je ne connais pas cette femme. Je ne connais rien de cette femme. Je ne sais pas qui elle est, ni ce qu'elle fait. Ce qu'elle a fait ou ce qu'elle fera. Je ne connais que ce que je vois: une vaste poitrine, un fessier grande largeur enveloppés d'amples tuniques à fleurs sur des pantalons à jambes larges. Le tout, très très très coloré.
Où est passée Madame Claude? Ça ne me regarde pas! Si on devait passer son temps à se demander pourquoi les gens apparaissent ou disparaissent de notre champ de vision! Ça ne me regarde pas, mais quand même! Et pourtant si! Ne sommes nous pas elle et moi de cette même terre où nous mangeons, dormons, agissons? Je ne connais rien d'elle, mais je peux dire qu'elle a un regard d'aigle sous des sourcils bien dessinés et au dessus de joues très rondes. De très beaux grands yeux bleus clairs et brillants toujours en mouvement dans l'espace comme pour capter l'insondable des autres clients, du personnel de service, comme pour contrôler les multiples situations de l'instant, pour en savoir le pourquoi et le comment. Ce regard a quelque chose de terrible, de dominateur, même si en croisant le mien elle émet un sourire. Un jour, elle m'a même adressé la parole alors que je passais près d'elle. Après m'avoir souhaité un «bon appétit» bien articulé, elle m'a dit tout à trac:
- Jouez-vous aux tarots?
Non, je ne joue pas aux tarots (j'en apprécie toutefois le symbolisme) ni à aucun jeu de cartes: pas de temps pour ça. La conversation s'est engagée un court instant:
- Moi: Je ne sais pas y jouer ; c'est difficile de jouer aux tarots?
- Elle: Je peux vous donner de leçons si vous voulez.
- Merci, peut-être dans quelques temps ... quand j'aurais le temps.
- Elle: quand vous voulez.
Ça s'est arrêté là. Et les jours qui ont suivi depuis se sont limités à «Bon appétit» ou «Bonne fin de repas» accompagnés de sourires conventionnels. Alors, pas de quoi s'étonner de cette absence. Mais l'esprit est vagabond et s'interroge comme il veut, quand il veut. Il compose des scenarii, brode des situations dramatiques ou cocasses, lâche la bride à la curiosité.
Aujourd'hui j'ai osé! J'ai osé demander à la jeune serveuse:
- Où est Madame Claude?
Réponse laconique:
- Elle est en vacances.
Voilà de quoi couper court à toute envie de gamberger! Je n'ai pas pensé à demander si c'était pour longtemps. Et maintenant - je ne voudrais pas passer pour intrusive je n'ose pas.
Demain, je le demanderai à une autre serveuse en ayant l'air de ne pas y toucher.
11 juin
Midi 10. Je pénètre dans la grande salle du restaurant à moitié vide. Je regarde aussitôt dans la direction de la table de Madame Claude: c'est plus fort que moi! Les deux chaises sont toujours là l'une sur l'autre. Je respire. Madame Claude ne doit pas être absente pour longtemps.
Et si elle était dans un hôtel au bord de la mer? Il me semble la voir. Le garçon de plage emboite deux larges fauteuils de plage l'un dans l'autre, tous près des vaguelettes qui lèchent le sable. Madame Claude arrive, majestueusement, la tête haute, une large serviette autour du corps. Cette dernière s'orne - sur fond bleu - de poissons multicolores se frayant un passage au milieu des algues: leur bouche édentée envoie des bulles d'air vers la lisière de la serviette. Les enfants qui obstruent le passage cessent leur jeux, la regardent stupéfaits et s'écartent respectueusement. Toujours majestueuse, elle s'avance, pieds nus dans le sable, elle pose sa canne bariolée et ses lunettes de soleil sur une petite table à proximité de l'eau, elle ôte sa serviette et dévoile un maillot une-pièce cramoisi tendu sur ses formes généreuses et s'assied le moins lourdement possible sur les deux chaises au bord de l'eau. Quel dommage, mais quel dommage que Fernando Bottero soit mort en 2023 (donc irrémédiablement absent de cette plage) pour capter ce moment esthétique qui lui aurait inspiré une œuvre impérissable! J'aime peindre. Si je mémorise cet instant, je pourrais peut-être essayer moi-même. Mon esprit se met à calculer: les dimensions de la toile, le nombre de tubes d'acrylique nécessaires, le medium... Mat ou brillant? Mais je m'égare! Les yeux mi-clos, je la vois, Madame Claude! Se pieds tapotent les vagues, elle lève le visage vers le soleil, le hâle fera ressortir, étinceler ses grands yeux bleus! Je sens presque la chaleur des rayons de soleil sur mon visage quand la serveuse me rappelle à l'ordre pour prendre ma commande. Je reviens sur terre. Ma pensée ne s'arrête pas pour autant.
Madame Claude! Mais comment peut-on s'appeler Madame Claude? Un nom de tenancière de maison close que l'on retrouverait sans peine dans un roman de Guy de Maupassant! Ses parents s'appelaient-ils déjà ainsi? ou bien est-ce un nom marital? Ou bien encore est-ce la faute d'un employé municipal mal luné, qui a rédigé l'acte de naissance d'un bébé abandonné? On leur donne souvent un prénom pour nom de famille à ces bébés laissés pour compte! Si c'est le cas il lui a fallu des kilos et des kilos de nourritures pour combler le vide du cœur par la plénitude du corps.
13H30, il me faut retourner à mes moutons!
12 juin
Oh non! Ils ont enlevé les deux chaises empilées. Si elle revenait par surprise elle ne pourrait plus s'asseoir à sa place habituelle. Un jeune couple arrive, la serveuse propose aussitôt la table de Madame Claude. Je m'assieds contrariée. Je regarde les deux intrus du coin de l'œil. Ils sont beaux: sveltes, vêtus à la mode, jeans et baskets. Si minces, à cette table-là! Ça frise l'indécence!
Madame Claude avait entrepris un régime depuis quelque temps. Je l'avais entendu en parler avec la serveuse et j'avais remarqué qu'elle ne prenait plus de dessert. Mais oui! Elle a dû partir faire un séjour dans un établissement de cure thermale. Elle arrive avec deux grosse valises. Une hôtesse souriante l'accueille. Elle fait signe à un jeune homme bronzé et sportif qui arrive aussitôt et se saisit de ses bagages. Il l'invite à le suivre, il ralentit son pas et s'assure qu'elle le suit de près. Ils prennent l'ascenseur débouchent sur un long couloir et s'arrêtent devant la chambre numéro 13. Pourquoi 13, au fait? Parce que j'aime bien ce nombre. Mais on m'a dit que dans les hôtels, il n'y a jamais de chambre 13. Les superstitieux n'aiment pas. Enfin, la voici arrivée dans sa chambre. Elle s'installe, range ses affaires. Il est 16 heures environ. Elle enfile un vaste peignoir blanc en éponge avec une capuche. Elle reprend l'ascenseur, retrouve le hall d'accueil. Une hôtesse? infirmière? aide-soignante la conduit jusqu'à la source où on lui présente un verre (1/2 litre?) d'eau pétillante. Elle boit en faisant la grimace (elle préfère le champagne), elle boit stoïquement la moitié du verre et, ré-stoïquement l'autre moitié. Elle est ensuite conduite jusqu'à la salle de douche. On lui enlève son peignoir, on la colle sur le mur du fond, nue comme un ver. Un arroseur aux bras velus s'arme d'un tuyau avec un gros embout, ouvre un robinet et la bombarde d'un jet froid qui la plaque contre le mur. Elle grelotte, elle à envie de crier «grâce!», elle se retient et supporte, SUPPORTE. Quand ça se termine au bout d'un temps interminable, elle dit un petit «merci» par politesse. Vite, elle sort de la cabine enfile le peignoir sur ses chairs ruisselantes sans oublier le capuchon sur ses cheveux raides trempés et retourne dans sa chambre. Elle se jette sur le lit. Et s'endort. 19 heures on vient la chercher. Re-bock d'eau pétillante (c'est bien un demi-litre!). Enfin! Le meilleur moment de la journée. Sauf que dans une large assiette blanche se perdent 3 asperges, un poireau avec une sauce au yaourt vaguement colorée de vert. Elle baisse le nez sur l'assiette, devient mélancolique et saisit mollement sa fourchette. Elle se traîne à nouveau jusqu'à son lit et s'endort. Où est passée sa superbe? Son port autoritaire et déterminé? La voilà laminée.
13 juin
J'arrive en retard au restaurant. Misère grande! Ils sont encore là les tourtereaux filiformes, à SA place! Je m'installe de l'autre côté de la table pour ne pas les voir. On prend ma commande, je pointe mollement une entrée et un dessert sur la carte, je n'ai pas faim.
Je ferme les yeux. je suis assise dans une petite église aux vitraux modernes qui filtrent en mauve la lumière crue de l'extérieur. Soudain un clic-clac-clic-clac...rompt le silence. LA VOILÀ! Elle avance majestueuse comme toujours. Elle porte sa longue robe blanche et bleue à sequins. Elle passe devant moi sans me prêter attention. Elle avance vers la nef, va jusqu'au prie-dieu devant l'hôtel. Elle s'agenouille avec peine en s'aidant de sa canne, met son front entre ses deux mains et prie. L'instant est d'une douceur indicible: je le prolonge...
Je sursaute; une voix aigre crie du fond de la salle:
- Mettez un couvert sur la terrasse pour Madame Claude!
Je me retourne estourbie. Et je la vois. Elle avance entre les tables en s'appuyant sur sa canne avec panache, souriant à gauche, souriant à droite
Je hais la réalité quand elle s'abat lourdement sur la fiction!