Dans la maison basse de Gerstäcker la salle était faiblement éclairée par le foyer et par un reste de bougie, à la lueur de laquelle quelqu'un lisait un livre, penché dans un recoin sous les solives qui pointaient en biais. C'était la mère de Gerstäcker. Elle tendit vers K. sa main tremblante et le fit asseoir près d'elle, elle parlait avec peine, on avait du mal à la comprendre, mais ce qu'elle disait
apporta à K. le réconfort dont il avait besoin en cet état d'épuisement qui le terrassait.
Stimulée par la venue de K. et retrouvant ses forces, elle parla en ces termes:
- Vous vivez des moments difficiles, mon garçon. Mon fils m'a appris comment vous étiez arrivé dans ce pauvre village pour y être embauché comme géomètre par le comte West West. Vous y avez été mal accueilli car, en effet l'hospitalité n'existe pas ici. On vous a d'abord accusé d'être un escroc et vous vous heurtez à présent à l'Administration dévorante du comte.
Elle s'interrompit soudain et posa sa main gauche sur l'épaule de K.
- Mais je vois que vous tremblez de froid et peut-être de faim. Prenez la couverture qui se trouve sur la chaise, là-bas dans le coin, enroulez-vous dedans et installez vous à la table près de ce poêle. Il reste un peu de soupe du dîner, je vais la faire réchauffer.
Elle posa son livre et, se levant péniblement mit la casserole de soupe sur un réchaud à pétrole dont la flamme grésilla. Une odeur de bouillon remplit aussitôt la pièce et réjouit les narines de K. . Il entoura ses épaules de la couverture à carreaux multicolore jadis tricotée par la Mère et prit place sur un siège en bois de hêtre sur lequel se trouvait un vieux coussin roussâtre tout usé. Quand la casserole fut bouillante, la Mère lui apporta un grand bol de soupe et mit sur une assiette une grosse tranche de pain et un bon morceau de fromage couleur ivoire, veiné de bleu qui brillait à la lumière de la bougie.
K. avait si grand faim qu'il faillit se brûler avec la première cuillerée de soupe. Il entama donc le pain et le fromage. Jamais repas ne lui avait paru si délicieux. Le pain et le fromage furent engloutis aussitôt et il attendit que la soupe refroidisse. La Mère lui apporta aussi un verre de vin rouge comme du sang de taureau, âpre mais réconfortant.
Quand ce fut fini, il voulut la remercier mais l'émotion l'en empêcha. Il saisit donc la main tremblante et la baisa. La Mère eut un demi-sourire; elle retira sa main et la passa dans les cheveux de K. Ce fut elle qui prit la parole:
- Demain nous continuerons à parler mais là vous êtes trop épuisé. Allez chercher la paillasse et le drap qui se trouvent dans la chambre à côté, mettez-là près du poêle et faites un bon somme. Demain il fera jour.
Elle le regarda s'installer puis elle s'en alla lentement après avoir éteint la bougie.
K. s'endormit lourdement, et sa nuit fut peuplée de rêves étranges, et rythmée par les quintes de toux de Gerstäcker qui dormait dans la chambre à côté.
Un pâle rayon de soleil filtrant au travers des vitres d'une propreté douteuse et l'odeur accrocheuse du café le réveillèrent. Il était tôt encore et l'on entendait Gerstäcker s'agiter dans sa chambre, probablement occupé à sa toilette et toujours toussant. La Mère allait et venait à pas menus, remuant doucement une casserole ou posant un objet d'un meuble sur un autre. Elle paraissait avoir repris de la vigueur.
K., regaillardi par sa nuit de sommeil se leva de sa paillasse et alla saluer la Mère en s'inclinant légèrement avec respect.
- Ah! Vous voilà réveillé, dit-elle. Remettez la couverture et la paillasse en place et venez déjeuner. Mon fils va nous rejoindre.
Elle déposa sur la table trois bols ébréchés en porcelaine ornée de bluets, une petite motte de beurre et une miche de pain qu'on venait de lui livrer. Gerstäcker sortit de sa chambre, la tignasse poivre et sel ébouriffée et la moustache en bataille. Il avait une sale tête. Il émit un grognement en guise de bonjour. La Mère lui jeta un regard soucieux. Elle apporta la cafetière turque et remplit les bols. Le café fumant acheva de revigorer K. mais n'eut pas le même effet sur son fils qui s'assit pesamment en face de lui.
Le déjeuner terminé en silence, Gerstäcker prit enfin a parole d'une voix caverneuse:
- Il est l'heure d'aller soigner les chevaux et nettoyer l'écurie, monsieur le Géomètre. Avez vous déjà fait ce travail?
- Oui répondit K. avec empressement. Un de mes oncles avait une écurie et plusieurs chevaux.
- Ici il y en a quatre. Vérifiez bien les sabots, étrillez-les, remplissez les râteliers. Je m'en vais signaler à l' Administration que je vous ai embauché pour ce travail et que vous m'êtes indispensable pour transporter Messieurs les Fonctionnaires entre le Château et l'auberge des Messieurs.
Il se gratta la tête et ajouta abruptement:
- Je ne pense pas qu'elle s'y oppose car Monsieur l'Instituteur ne demandait qu'à se débarrasser de vous.
Il accompagna K. à l'écurie attenante à la maison, lui présenta les quatre chevaux assez bien portants et lui montra les outils nécessaires à l'entretien de l'écurie et des animaux ainsi que la réserve de foin et d'avoine. Puis il s'éloigna tout emmitouflé vers l'Auberge des Messieurs.
Lorsque K. eut fini son travail qui lui rappela les bons souvenirs de son adolescente, il retourna voir la Mère assise sur le banc près du poêle.
- Venez mon garçon.
Elle avait étalé sur une chaise des vêtement d'homme quasiment neufs: linge de corps, pantalons, chemise, veste etc.
- Je vous ai préparé la chambre qui se trouve après celle de mon fils. Ces vêtements appartenaient à mon fils cadet, Jonas, mort quand il avait votre âge et votre carrure. Habillez-vous convenablement car, tel que vous êtes, vous avez l'air d'un gueux. Vous trouverez une grande armoire, pleine de ses habits. Ils vous appartiennent désormais.
Cette attitude bienfaisante lui noua la gorge d'émotion.
- Pourquoi tant de sollicitude à mon égard? Vous ne me connaissez même pas?
- Vous ressemblez à mon fils Jonas.
Elle se tut; une larme roula sur sa joue ridée et atterrit sur son châle de laine grise. K. garda avec elle un moment de silence. Elle le rompit et lui dit d'un ton pressant:
- Allez vous débarbouiller, maintenant, et revenez vous asseoir près de moi. Nous avons à parler.
K. obéit promptement, il regagna sa nouvelle chambre et trouva tout se qu'il fallait pour sa toilette. Il se lava et se rasa avec soin et enfila une chemise blanche et un costume gris qui semblaient avoir été faits pour lui. Il rejoignit la Mère qui l'attendait en tricotant un cache-nez.
Elle cessa de tricoter et regarda K. attentivement:
- Ainsi vous êtes géomètre? Et vous avez reçu une convocation pour venir travailler au Château. Les gens de l'extérieur parviennent difficilement à y pénétrer. Ma longue expérience de vie m'a permis d'observer que l'on y était pas facilement admis, même après une convocation. Il faut pendant un temps assez long être soumis à des événements absurdes, à des tracasseries sans fin, à des rejets, bref à un cheminement tortueux, douloureux, qui pousse certains à abandonner et à retourner chez eux pour une vie confortable. Vous, vous ne vous laissez pas rebuter. Vous faites preuve d'opiniâtreté, de courage. Vous êtes comme un taureau devant le chiffon rouge d'un matador. Et vous êtes arrogant, intriguant, manipulateur, versatile. Prêt à tout pour être reçu au Château. Vous avez essayé de tirer profit de Frieda, cette pauvre serveuse de l'Auberge des Messieurs qui tire son prestige de la réputation qu'elle s'est faite d'être la Maîtresse du haut fonctionnaire Klamm. Elle a tout lâché pour vous suivre, pensant que vous l'aimiez et quand vous avez compris qu'elle ne vous obtiendrait pas une entrevue avec lui, vous avez essayé d'autres moyens et vous l'avez négligée. Elle a elle-même compris qu'elle n'était pour vous qu'un moyen pour réussir dans votre entreprise, elle vous a donc abandonné pour retourner travailler à l'Auberge des Messieurs, ce qui a dû être dur pour votre amour-propre. Est-ce que je me trompe?
- Ce que vous me dites-là est un jugement très sévère, Madame.
- Préférez-vous que je vous passe de la pommade dans le dos ou que je vous assène quelques vérités? Prenez le temps de réfléchir sur votre vrai nature et travaillez avec droiture et honnêteté. Continuez les démarches auprès de l'Administration sans manigances. Votre plus grand ennemi est en vous. Prenez-en conscience et vous en obtiendrez un grand bénéfice.
K. voulut répliquer, mais un sentiment confus le retint. Qu'y avait-il de vrai dans le discours de la Mère? Fallait-il le rejeter ou y réfléchir vraiment? Il baissa la tête et se tût.
La Mère garda elle aussi le silence, mais reprit ensuite:
- Que comptez-vous faire avec les membres de la famille de Barnabas que l' Administration traite en paria? Vous voici confronté à une apparente injustice: Amalia, victime du misérable fonctionnaire Sortini qui voulait la mettre dans son lit, victime qui a fièrement résisté, mais a attiré l'opprobre de l'Administration puis du village tout entier. Olga qui est obligée de vendre ses charmes à l'Auberge des Messieurs et Barnabas lui-même qui, entre courage et dépression est un messager du Château sans l'être vraiment puisque vous êtes son seul destinataire, vous le géomètre sans emploi convoqué par l'Administration pour un poste où l'on ne vous emploie pas. Allez-vous désormais les ignorer pour vous donner une chance de plus d'avancer dans vos démarche?
K. leva la tête fièrement, les yeux brillants:
- J'ai toujours jusqu'ici combattu pour la justice qui est la vertu d'un homme droit, ce que je veux être. J'agirai en homme droit en ce qui concerne les autres et moi-même. Si l'Administration n'accepte pas cette vertu de ses employés et d'un futur géomètre, alors je n'ai rien à faire ici. Mes manigances, comme vous les appelées, ne me sont pas coutumières mais les erreurs d'un homme désorienté.
La Mère le regarda avec une espèce de tendresse et posa la main sur son bras:
- Tout doux, mon garçon! Ce que vous avez entrepris pour aboutir nécessite de la persévérance. Même si les chances d'aboutir semblent sans espoir. Persévérez donc.
Des bruits qui me sont parvenus, il semblerait que Sortini soit de plus en plus en disgrâce dans la Haute Administration du Château, car il n'en serait pas à sa première vilénie et à sa première victime. Il n'est pas impossible qu'il soit un jour jugé et exclu par l'autorité qui l'emploie. Observons, patientons, espérons.
Ces paroles mirent un peu de baume au cœur de K. et lui redonnèrent courage.
Il regarda la Mère avec reconnaissance. Celle-ci ajouta en jetant sur lui un regard perçant:
- Que comptez-vous faire avec Frieda? Cette femme est rusée, manipulatrice. Elle utilise divers stratagèmes pour compenser son manque de charme et se faire respecter et obéir. Elle vous a peut-être suivi par intérêt mais vous avez fait de même avec elle. Elle vous a peut-être aimé et vous aussi, en retour. Chacun n'est jamais tout blanc ou tout noir et les sentiments humains souvent contradictoires.
Le mieux ne serait-ce pas une rupture nette, franche et dans le respect mutuel?
- Je vais m'y employer.
Il se leva et alla jusqu'au bûcher afin de ramener une provision de bois pour le poêle. Il se sentait plus léger.