Gerstäcker revint tandis que K. achevait de recharger le poêle. Il se gratta la gorge, retira son épais cache-nez de laine brune, son bonnet de fourrure et sa lourde pelisse. Il prit le siège vide près du poêle, s'assit lourdement en geignant un peu et tendit les mains vers la chaleur bienfaisante. La Mère et K. le regardaient interrogativement en attente de sa parole. Comme il ne disait toujours rien, la Mère l'interpela:
- Alors, fils, comment s'est passée ta démarche?
- C'est bon, Mère. Je suis allé directement chez Monsieur l'Instituteur et je lui ai parlé tout aussi directement de mon souhait d'embaucher Monsieur le Géomètre. Il a poussé un grand soupir de soulagement, s'est essuyé le front avec un grand mouchoir à carreaux, comme si on venait de lui enlever une lourde charge et après moult récriminations a proposé de saisir directement l'Administration pour ce transfert de poste. Comme il est facilement écouté par Klamm, j'ai aussitôt accepté et nous nous sommes quittés bons amis.
Mais, que diable lui avez-vous fait pour qu'il ait une telle animosité contre vous?
Et comme K. ne répondait pas, il ajouta:
- Je vois! Vous avez dû le tarabuster avec votre insistance pleine de morgue pour rencontrer Klamm qui n'en a pas le moindre désir de son côté. Mettons-nous bien d'accord: moi aussi j'ai le même problème pour voir Klamm, car je veux m'assurer auprès de ce fonctionnaire que ma charge de voiturier va bien être reconduite. Le premier de nous deux qui aura l'oreille de Klamm aidera l'autre dans sa propre démarche. Ça vous va? Vous êtes d'une incroyable persévérance, moi aussi et c'est la raison pour laquelle je vous fait cette proposi…
La suite de la phrase se perdit dans une quinte de toux déchirante. Quand il eut fini de tousser il ajouta:
- Par ailleurs j'ai insisté auprès de Monsieur l'Instituteur pour que dans le contrat qui nous liera vous puissiez assurer mon remplacement auprès de ces Messieurs en cas de besoin. Je ne me sens pas très bien ces temps-ci et le service doit être assuré coûte que coûte.
Mais j'exige de vous un service impeccable tant auprès de l'entretien des chevaux que d'un éventuel accompagnement de ces Messieurs dans leur déplacement entre le Château et le village. Et de la modération dans vos propos. Vous ne toucherez pas un gros salaire, je n'ai pas les moyens de vous payer grassement, mais vous serez nourri et logé et l'on s'occupera de votre blanchissage si la Mère est d'accord. Ça vous va?
K. acquiesça avec empressement et remercia vivement. La Mère acquiesça de même et adressa même un demi-sourire à K. Elle était heureuse, en son for intérieur, car elle s'inquiétait beaucoup à propos de la santé de son fils qui l'aidait de moins en moins. Confiante, elle comptait sur K. pour la soutenir et effectuer les travaux domestiques qu'elle avait de plus en plus de mal à accomplir en avançant en âge.
Il commençait à faire nuit. Gerstäcker retourna dans sa chambre pour faire un petit somme avant le dîner. La Mère se leva pour préparer le repas et K. se tînt à ses côté pour l'aider. Ils échangèrent un long regard, sans mot dire. Mais ils se comprenaient.
K. rajouta des bûches dans le poêle pendant que la mère épluchait les légumes pour la soupe. Elle les coupa en morceaux et les mit dans une casserole, posée sur la flamme de la cuisinière, où bouillonnait de l'eau salée. Elle ajouta un bon morceau lard et mit le couvercle, puis réduisit un peu l'ardeur de la flamme. Elle s'assit près du poêle et continua la lecture du livre qu'elle lisait lors de l'arrivée de K. après l'avoir invité à faire de même en lui montrant une douzaine de livres qui se trouvaient sur une étagère.
Sur un rangée de 2 mètres environ, il y avait plusieurs ouvrages poussiéreux. Des romans pour la plupart. K. ne lisait pas de romans; il pencha plutôt vers un petit livre à la reliure fanée sur lequel on lisait en caractères or légèrement effacés: PARACELSE TRAITÉ DES TROIS ESSENCES PREMIÈRES, et s'en saisit. K. ne connaissais Paracelse que par ouïe-dire ou par article lu rapidement dans quelque journal à prétention scientifique.
La Mère le regardait faire. Il se tourna vers elle, interrogateur. Elle devança sa question:
- Ce livre a appartenu à mon Jonas. Il avait fait ses études hors du village dans la Grand Ville. Il me parlait de choses inconnues: alchimie, kabbale… Je l'écoutais sans comprendre mais sa ferveur me touchait et j'étais très fière de son savoir. Lisez donc ce livre et vous me direz ce que vous y avez trouvé.
K. prit place à côté d'elle et ouvrit le livre. Il tomba sur un portrait du célèbre médecin moyenâgeux et le regarda longuement. Le peintre, Quentin Matsys (1493-1541) disait la légende, l'avait représenté avec un visage débonnaire et sérieux à la fois, légèrement éclairé de rouge, tout en rondeur de bon vivant, le regard droit, énigmatique, de celui qui observe quelque chose de précis, pas loin. Des lèvres minces, légèrement entr'ouvertes apportaient une certain douceur à un menton autoritaire, proéminent, sur un double menton prolongé par un cou très large et très charnu. Une sorte de toque-béret rouge, peut-être garnie de fourrure, recouvrait le haut d'une chevelure auburn mi-longue et bouclée. Sa main droite posée sur la main gauche, tenait un petit livre entr'ouvert.
K. sauta la préface d'un certain G.B. et entama le premier chapitre qui débutait ainsi:
«Toute chose engendrée et produite par ses éléments constitutifs, peut se décomposer en trois éléments: en Sel, en Soufre et en Mercure.»
Au dessous figuraient trois symboles géométriques, inconnus de lui. K. s'efforça de lire les deux pages du chapitre ce qui lui demanda un effort particulier: il ne comprenait absolument rien! Il survola quelques pages suivantes: intrigué et lassé il interrompit sa lecture, referma le livre et, après avoir salué la Mère, il se retira dans sa chambre.
S'asseyant sur le rebord du lit il se prit la tête entre les deux mains et entama une longue réflexion.
Il revit son passé plein de doutes. Son enfance solitaire dans le quartier juif de Prague. Il revit avec émotion sa mère douce et triste, plongée dans un deuil éternel, ses trois sœurs charmantes. Mais il ressentit une douleur amère, presque physique, en même temps qu'une bouffée de colère en se remémorant ce père dur et autoritaire à la carrure imposante qui n'avait jamais rien compris à sa sensibilité d'enfant.
Par contrepied, il refusa net de se préparer à reprendre le commerce florissant du père et, se consacrant à ses études avec beaucoup de sérieux, il devint géomètre. Et il garda un goût passionné pour la littérature.
Il revit ses amours intenses mais ambivalentes, son refus de s'engager dans un mariage conventionnel. En faisant un examen intérieur sans concession sur l'être qu'il était devenu, il dut admettre que s'il avait gagné en courage, en persévérance et en détermination, en revanche (la Mère n'avait pas tort), la situation absurde dans laquelle il se trouvait, avait fait naître en lui de l'arrogance et l'avait poussé à devenir manipulateur, stratège bien maladroit pour l'instant.
Ce qui était certain, c'est qu'il voulait aller jusqu'au bout de sa démarche et être admis au Château. Mais peut-être fallait-il changer de méthode et continuer en prenant un peu de recul; et faire preuve de davantage de patience et de confiance dans la providence.
Le lendemain matin, il se leva de bonne heure, rechargea le poêle et, chaudement emmitouflé dans les vêtements de campagne de Jonas, il alla droit à l'écurie pour soigner les chevaux. Il les brossa, les bouchonna, leur nettoya les sabots et remplit la mangeoire d'avoine. Il aimait les chevaux et éprouvait un plaisir simple et apaisant à s'en occuper. Puis il nettoya soigneusement le traîneau qui était tout encrassé. Reculant de deux pas pour juger de son travail, il en fut satisfait. Le traîneau avait retrouvé un bel aspect.
Il revint dans la salle où l'attendaient la Mère et Gerstäcker. Celui-ci lui dit d'une voix enrouée:
- Avalez votre café et dépêchez-vous de vous habiller, nous allons au Château chercher Klamm pour l'amener à l'Auberge des Messieurs. Il faut que je vous montre la manière dont il faut s'y prendre, pour le cas où, si je me trouvais trop fatigué, vous puissiez me remplacer. Pendant ce temps, je vais atteler les chevaux.
K. s'exécuta aussitôt, le cœur battant. Ainsi donc il pourrait approcher le fameux Klamm, objet de sa recherche acharnée. Il fut rapidement prêt. Il finit l'attelage avec Gerstäcker et s'assit à côté de lui.
Le froid était vif et quelques flocons de neige tombaient paresseusement. Ils arrivèrent très vite devant trois grandes portes. Le voiturier arrêta le traîneau devant la première et alla tirer sur la chaîne d'une grande cloche. Celle-ci rendit un son lugubre qui déclencha aussitôt l'ouverture de la porte par le portier qui fit signe d'attendre là-devant et referma la porte. Celle-ci et la haute muraille d'enceinte étaient trop hautes et K. ne put apercevoir les murs de la grande bâtisse.
Au bout d'un long moment, Klamm arriva à la hâte et sauta dans le traîneau. K. eut juste le temps d'entrevoir une silhouette arrondie et une paire d'yeux qui, entre une grosse écharpe sur le haut du nez et un bonnet de fourrure enfoncé sur les oreilles, le regardaient, semblait-il, dubitativement. Le traîneau démarra rapidement et aucun mot ne fut échangé durant le trajet. Arrivé devant l'auberge, Klamm descendit rapidement, silencieusement et s'engouffra dans la salle, accueilli par Frieda qui fit aux deux hommes un petit signe de main expéditif.
Pendant le chemin du retour, K. repensa à sa conversation avec la Mère et décida d'aller parler à la jeune femme afin de clarifier la situation. Après quelques tâches dont il s'acquitta consciencieusement, il reprit donc, à pied, le chemin de l'auberge.
Frieda se trouvait derrière le comptoir, de dos, occupée à disposer des bouteilles sur les rayons. Au bruit de la sonnette et au claquement de la porte qui se refermait derrière lui, elle se retourna et son visage changea de couleur: on aurait que le sang s'en retirait. Puis elle pinça les lèvres et attendit qu'il prenne la parole.
K. cherchant au fond de lui des paroles sincères, commença ainsi:
- Chère Frieda, je viens te trouver pour te dire combien je regrette d'avoir été négligent avec toi et d'avoir mis tant de temps à reconnaître l'esprit de sacrifice dont tu as fait preuve à mon égard en quittant l'auberge et ton amant, Klamm pour me suivre sur un chemin improbable. Jamais je me pardonnerai une attitude aussi légère, un tel manque de cœur. Ainsi, si tu le veux bien gardons en mémoire le souvenir d'une courte mais belle rencontre et conservons l'un pour l'autre une belle amitié. Jamais plus je m'autoriserai à me servir de toi comme je l'ai fait, pas vraiment consciemment, saches-le, pour arriver jusqu'à Klamm. Jamais plus je n'aurai envers toi une attitude aussi douteuse et inconsidérée.
Au fur et à mesure qu'il parlait, un peu de rose revenait sur les joues fanées de Frieda, tandis que ses yeux gris prirent une teinte plus sombre. Elle explosa:
- Tu oses me proposer ton amitié? Rien que ça! Ton amitié, je n'en veux pas. Ou bien tu te décides à m'épouser ou bien tu passes ton chemin et c'est la guerre entre nous.
- Frieda, chère Frieda, je ne veux pas la guerre. Je ne suis qu'un pauvre homme qui cherche sa voie et qui a commis une erreur en répondant comme je l'ai fait à ta généreuse hospitalité. T'épouser, je ne le pourrais pas. Ce ne serait pas honnête de ma part. Je ne t'aime pas en mari potentiel, mais je te garde une affection plus subtile.
Et se rappelant ce que lui avait dit Peppi sur le nécessaire faire-valoir que représentait pour elle Klamm quant à sa construction personnelle et pour imposer son autorité dans la société, il ajouta:
- Frieda, tu ne peux pas avoir deux hommes dans ta vie. De nous deux, Klamm est le mieux à même de t'apporter bonheur et satisfaction. Il est donc indispensable que je me retire puisqu'il m'est impossible de te donner l'amour et la stabilité que tu désires.
Une sorte de rictus apparut sur ses lèvres. Elle lui attrapa la main par-dessus le comptoir et lui enfonça les ongles dans la chair comme pour y laisser une empreinte indélébile.
- Disparais de ma vie à tout jamais, hurla-t-elle d'une voix si vibrante que les verres et les bouteilles en tremblèrent autour d'elle.
Voyant la situation bloquée, K. se retira avec un sentiment un peu amer de regret.
De retour chez la Mère, il lui narra dans le détail son entrevue avec Frieda.
Celle-ci l'écoutait très attentivement en hochant parfois la tête.
- Vous avez fait votre devoir mon garçon, dit-elle en soupirant. Pardonner est une chose bien difficile pour un être humain!
Puis elle se tut et s'enfonça dans une sorte de rêverie paisible.
K. rasséréné l'observa attentivement. Ses cheveux blancs faisaient une douce couronne au-dessus de son front. Ses yeux avaient une jolie nuance de bleu que l'âge avait rendue douce et tendre. Des années de labeur n'avaient pas abîmé ses petites mains qui, bien que plissées, avaient gardé toute leur finesse.
Une question jaillit spontanément de K. Il demanda avec douceur et respect:
- Quel est votre prénom, Madame?
- MYRIAM.