La vie reprit son cours, sans la Mère. Et les deux hommes s'organisèrent dans la cohabitation. K. s'occupait du ménage et Ingelbert préparait les repas. Il n'était pas souvent à la maison, et passait beaucoup de temps avec Amalia. Ce matin-là, Ingelbert s'était chargé du voiturage et K. lisait les coudes sur la table. Profondément absorbé, il n'entendit pas frapper à la porte. Le visiteur entra et se campa devant lui. C'était Barnabas. K. ne levant pas le nez du livre, il lui secoua vivement l'épaule. K. sursauta.
- Ah! C'est toi, Barnabas? Tu es bien matinal.
- Bonjour K., j'ai un message du Comte West West pour toi.
- Un message du Comte West West? Donne! Que dit-il?
- Je dois avoir connaissance de tous les messages, à l'exception de ceux du Comte qui sont toujours sous pli fermé répondit-il, plein de curiosité.
K. prit le couteau qui était sur la table et ouvrit soigneusement l'enveloppe. Elle portait le sceau du Comte: deux aigle, l'un d'or, l'autre d'argent, tenant dans leurs serres un poignard au manche en or et à la lame en argent, le tout surmonté d'une couronne d'or. K. le regarda longuement puis, le sortant de l'enveloppe, il lut le message pendant que Barnabas, attendait pour savoir s'il devait apporter une réponse.
C'était une convocation. Sous le sceau de l'entête, K. lut ceci:
Le Comte West West
à Monsieur le Géomètre.
Confidentiel
CONVOCATION
Vous êtes prié de venir au Château demain soir à 8 heures en vue de votre installation dans la fonction qui vous est destinée.
Vous porterez un costume sombre et vous prendrez vos affaires personnelles avec vous, car vous ne reviendrez plus au Village.
Soyez exact au rendez-vous.
La convocation se terminait par une élégante signature en forme de triangle.
- Alors? Dit Barnabas, impatient.
- Tu diras à celui qui t'envoie que je serai au rendez-vous.
- Tu ne me dis pas ce qui est écrit dans le message?
- Non, Barnabas. C'est strictement confidentiel.
Ce dernier fit une grimace de déception.
- Tu es bien mystérieux avec tes amis.
Puis n'y tenant pas il ajouta.
- Il se passe des choses au Château. Une grande cérémonie se prépare. Personne ne sait pourquoi mais ça a l'air important. Peut-être es-tu invité?
- Ça m'étonnerait répondit K., catégorique mais perplexe.
Barnabas salua du bout des lèvres et retourna rapporter la réponse au Château.
K. tourna et retourna la lettre en ses doigts. Il ne savait pas s'il devait se réjouir ou s'inquiéter. Se réjouir, oui, bien sûr puisqu'il semblait qu'il soit sur le point d'atteindre son but. D'autre part, il y avait cette phrase qui le contrariait: «...vous ne reviendrez plus au Village...» Pourquoi? Ne serait-il donc plus libre de ses déplacements? Ne pourrait-il plus revoir ses trois amis? Il décida d'aller prendre l'avis d' Anja.
Quand il arriva dans la salle, quelques paysans s'y trouvaient encore. K. fit signe à Anja qui lui adressa un grand sourire et alla s'asseoir à une table libre en attendant qu'ils soient partis, ce qui ne saurait tarder, pensa K. qui connaissait leurs habitudes. Peu de temps après ils étaient dehors et Anja vint s'asseoir à côté de lui avant même d'avoir fini de débarrasser.
- J'ai reçu une convocation commença K., abruptement.
- Moi aussi dit Anja.
Elle tira de sa poche une feuille de papier pliée en quatre et l'ouvrit. K. fit de même.
- Tiens, lis!
- Lis la mienne, dit K.
Ils échangèrent les missives et lurent A la fin ils se regardèrent avec étonnement.
- C'est exactement la même rédaction à l'exception de nos qualifications respectives! Dit Anja.
- Qu'est ce que ça peut vouloir dire? Ajouta K.
Et ils restèrent silencieux. Ce fut Anja qui relança la conversation.
- Je n'ai pas encore eu le temps de réfléchir au contenu, mais s'il paraît annoncer une bonne nouvelle; une moins bonne l'accompagne. Je m'interroge sur le sens de la phrase: «Vous ne reviendrez plus au Village».
- Moi de même! dit K.
- Faut-il vraiment l'exigence d'un sacrifice pour arriver au but?
- Je ne sais que penser.
K. parla ensuite de la cérémonie qui se préparait au Château, selon Barnabas. Anja éclata de rire:
- Tu ne penses tout de même pas que ce pourrait-être en notre honneur?
La plaisanterie d'Anja le fit rire aussi et ils se sentirent plus détendus, prêts à vivre pleinement l'évènement. Même si le message était confidentiel, ils ne pourraient pas partir sans dire au revoir à leurs amis. Comment s'y prendre?
À ce moment-là, la Patronne entra dans la salle. Elle portait une robe nouvelle qui la faisait ressembler à une énorme violette. Elle salua K. qui la complimenta sur sa toilette, ce qui lui fit grand plaisir.
- De quoi parlez-vous demanda-t-elle enjouée.
- Justement, dit Anja, nous étions sur le point de vous annoncer une grande nouvelle. Nous sommes convoqués au Château, demain soir, pour être installés dans nos fonctions.
- Magnifique! S'exclama la Patronne.
Elle ajouta à regret:
- Mais je vais te perdre Anja! Et toi aussi K.
Faisant un effort sur elle-même, elle ajouta.
- Je ne veux pas être égoïste: Félicitations! je me réjouis de votre bonheur. Tu viendras souvent me voir, n'est-ce pas, Anja. Si c'est possible!… J'en doute!
Anja baissa la tête.
- Cette nomination comporte une clause.
- Laquelle?
Anja n'eut pas le courage de le lui dire de vive voix, elle lui tendit donc la convocation. La Patronne la lut. De rose, elle devint pâle, puis écarlate et se mit à pleurer bruyamment. Anja lui prit la main; elle finit par se calmer et dit:
- Et toi K.?
- J'ai reçu la même convocation.
- Pourquoi, à part les fonctionnaires, ceux qui sont montés au Château n'en sont jamais redescendus, s'exclama-t-elle?
Elle se prit la tête dans les mains.
- Vous en connaissez beaucoup, demanda K. intrigué?
- Quelques-uns.
- Quel genre de personnes étaient-ce?
- Ils avaient des professions très diverses. Tous se sont heurtés à des épreuves comme les vôtres. Et tous avaient fini par accepter, humblement. K. tu as beaucoup progressé dans ce sens. Tu as travaillé à chasser en toi autant que faire se peut, l'orgueil et la violence. Mais toi, Anja, tu n'avais pas ces défauts-là. Tu n'as apporté que du bien à ce village. C'est peut-être la raison de ta présence: apporter un peu de réconfort dans ce village, ou tout est grisaille, tristesse.
Et elle se retira dans sa cuisine en boitillant. K. s'en retourna parler à Ingelbert. Il avait une foule de consignes à lui donner, puisque c'est lui qui allait le remplacer. Enfin, en principe! Il se trouvait chez Amalia. K. décida de le rejoindre là-bas: il en profiterait pour faire ses adieux. Olga était là, elle aussi. K. les mit au courant. Ils iraient tous trois dire adieu à Anja avant son départ.
Amalia soupira et Olga pleura. Toutes deux l'embrassèrent. Ils se quittèrent très émus.
De retour à la maison, K. se rendit à l'écurie. Il donna les derniers soins de la journée aux chevaux et les caressa longuement. Ils lui rendirent ses caresses. Weisstein hennissait faiblement et se collait contre lui. Il semblait ne pas vouloir le laisser partir. Il le repoussa doucement, car il lui fallait mettre de l'ordre, ranger sa chambre et mettre ses affaires dans le grand sac de cuir qu'il avait en arrivant au Village. Il voulut emporter les livres de Jonas, mais il choisit finalement de les laisser à Ingelbert.
Le soir, à la veillée, K. et Ingelbert parlèrent longuement. K. lui relata la discussion qu'Anja et lui avait eu avec la Patronne et les remarques de celle-ci. Puis, amicalement, il déclara:
- Toi aussi, Ingelbert, tu n'as apporté que du bien au village.
- Oh moi!… N'ai-je pas un crime à expier?
Le jour du départ se déroula très lentement. K. fit malgré tout un accompagnement à l'Auberge des Messieurs et rentra à la maison en début d'après-midi. Ingelbert prit la suite et revint du Château vers 19h. K. était prêt. Après une dernière inspection, pour voir s'il n'avait rien oublié, il monta dans le fiacre. Il ressentit un impression bizarre de se retrouver passager, lui, voiturier jusqu'alors. Ils roulèrent en direction de l'Auberge des Messieurs pour prendre Anja. Elle était prête et attendait, la patronne à côté d'elle, toute de noir vêtue. Elle serra la jeune femme contre sa vaste poitrine et ne parvenait pas à la lâcher. K. s'approcha d'elle et elle l'étreignit aussi de toutes ses forces. Ils parvinrent enfin à se dégager et montèrent dans le fiacre qui démarra aussitôt, tandis que la Patronne leur faisait de grands signes de main tout en continuant à pleurer.
À huit heures précises ils furent devant le portail du Château et dirent au revoir à Ingelbert. Adieu ne leur parut pas approprié car ils ressentaient confusément qu'ils devaient se retrouver un jour et, retrouver aussi Amalia.
K. tira sur la chaînette et la cloche rendit un son vigoureux. Aussitôt l'un des battant s'ouvrit et ils virent le portier à la grande barbe noire qui leur fit signe d'entrer. Il reconnut l'homme dont il avait vu le portrait le jour où il était arrivé à l'Auberge du Pont. Arriva aussitôt un homme jeune, vêtu d'un costume blanc immaculé. C'était un laquais qui devait les accompagner à l'intérieur du Château et qui s'inclina cérémonieusement devant eux. Il tenait dans sa main gauche une très grosse clé qui brillait aux derniers rayons du soleil qui allait disparaître derrière le toit. Le jour était prêt à décliner et le parc, planté d'arbres majestueux était déjà rempli de flambeaux. Ils levèrent les yeux vers le Château tout en suivant le laquais. Ce n'était pas à proprement parler un château. Il ne ressemblait pas aux constructions médiévales, avec ses tours, son fossé et son pont levis, ses jardins, ses étangs, mais une grande demeure massive en forme de carré long, avec plusieurs étages. Tous les volets étaient clos, fermée aussi la porte d'entrée monumentale. K. en fut un peu déçu car il aurait aimé trouver là le Château à tourelles de son imagination, plutôt que cette grande bâtisse ivoire, austère, qui donnait l'impression d'être impénétrable.
À la suite du laquais, ils montèrent les neuf marches du perron; la serrure se trouvait sur le pan de droite. Le laquais donna la clé à K. et lui demanda de la mettre dans la serrure et d'en donner un tour de gauche à droite. K. l'introduisit donc dans l'énorme serrure, prêt à déployer sa force pour faire jouer le pêne. La clé tourna silencieusement sans difficulté. Le laquais demanda ensuite à Anja de donner un deuxième tour de clé et la porte s'entrouvrit. Le laquais l'ouvrit en grand et ils pénétrèrent ensemble dans un grand hall au sol revêtu de dalles carrées noires et blanches où se trouvaient plusieurs portes aux courtes inscriptions qu'ils ne purent déchiffrer. Le laquais se dirigea vers l'une d'elle et ils entamèrent une longue marche dans un dédale de couloirs qui semblait former un labyrinthe. Ils s'arrêtèrent enfin devant une porte basse. Le laquais l'ouvrit, il leur fit signe d'entrer et leur demanda de patienter.
C'était une petite pièce aux murs sombres faiblement éclairée par la bougie de cire d'un chandelier d'or et d'argent posé sur une petite table. Deux chaises en bois complétaient le mobilier. Il prirent place l'un en face de l'autre, de part et d'autre de la table. Spontanément, leurs mains se joignirent un court instant, ce qui leur permit de retrouver leur esprit, débordé par les émotions.
Anja rompit le silence:
- K., que faisons-nous ici?
- J'ai peine à l'imaginer. Allons-nous à nouveau subir un interrogatoire et connaître de nouvelles épreuves, toutes plus inattendues les unes que les autres?
- Je ne suis pas rassurée. J'aurais mieux fait de t'écouter et de partir avec toi loin d'ici pour vivre dans un monde plus ou moins facile mais du moins connu.
K., lui, se sentait plus confiant;
- Allons Anja, ce n'est pas le moment de flancher. Nous avons combattu et nous n'avons pas pu faire inutilement tout ce chemin du Village au Château. Je suis sûr que nous allons en connaître la raison et que nous sommes là pour comprendre. Affermissons notre confiance.
- Tu as raison. je n'ai pas le droit de me décourager. Attendons et nous verrons.
Elle ajouta:
- Pourquoi faut-il donc toujours combattre? Une humanité sans combat est-elle impossible? Et cette violence toujours prête à surgir au moment où on l'attend le moins? Jadis pour la faire cesser on sacrifiait un bouc. Puis un messager divin à remplacé l'animal afin que la violence et la haine disparaissent. Mais l'homme reste violent. Toutes les fois qu'il se dresse un homme pour glorifier la non-violence, il se retrouve désavoué, mis à mort physiquement ou mentalement. Le bouc émissaire qui doit ramener la paix continue à faire son office.
K. répondit avec une assurance qui l'étonna lui-même:
- L'œuvre des hommes pacifiques sont des ferments qui font lever les forces vives de ceux qui veulent la paix et qui pour y parvenir se servent d'armes non violentes: la parole et la force de l'amour. Mais ce combat-là demande un plein investissement personnel, une foi et un courage sans limite.
- Ne sommes-nous pas dans l'utopie avec ce raisonnement, K.?
- Sans doute, mais l'humanité peut-elle se passer d'elle pour atteindre un état édénique?
L'attente fut longue, elle leur semblait ne devoir jamais prendre fin. Parfois ils continuaient à échanger les idées qui se bousculaient dans leur tête mais retombaient vite dans leur silence. Ils contemplaient la lumière dansante de la flamme et étendaient un instant leurs mains vers elle comme pour réchauffer leur énergie.
Nul bruit ne filtrait au travers de la porte qui demeurait obstinément close. Depuis combien de temps étaient-ils enfermés dans cette pièce étroite et pour quelle raison? Toujours en vertu de cette logique du Château? À la fin Anja sentit monter une vague de sommeil. Elle se serait bien laissée aller à poser le front sur son coude pour dormir un peu, mais résista au nom d'une curiosité opiniâtre. K., dans le même état, avait mis en veilleuse ses réflexions.
Ils flottaient ainsi entre la réalité et le rêve, quand la porte s'ouvrit brusquement. Ils sursautèrent comme des écoliers pris en faute et virent dans l'embrasure de la porte une silhouette familière qui les mit en éveil: Amos! Ils faillirent crier son nom mais eurent la présence d'esprit de n'en rien faire et se mirent debout.
Amos était vêtu d'un costume blanc. Il tenait dans la main gauche un chandelier à trois branches dont la lumière rehaussait la noblesse du visage. Il leur parut grave et bienveillant à la fois.
- Êtes-vous prêts? Questionna-t-il, sans autre entrée en matière.
Impressionnés, ils balbutièrent un «oui» à peine audible.
-Vraiment, insista-t-il?
Cette fois ils acquiescèrent d'une voix vibrante.
- Alors suivez-moi.
Le fait de retrouver Amos leur redonna désir et courage. Ils empruntèrent à nouveau plusieurs couloirs et se trouvèrent face à un petit escalier. Ils montèrent tous trois en silence et sans bruit et arrivèrent dans un hall où se trouvait une porte à deux battants qui semblait être en bois d'ébène incrusté d'ivoire.
Ils s'arrêtèrent devant elle.
- Frappez trois coup, puis quand la porte s'ouvrira, entrez.
K. et Anja se regardèrent. Anja fit signe à K. de s'exécuter. La porte s'entrouvrit lentement et laissa passer un rai de lumière étincelant; puis une voix grave, puissante retentit de l'intérieur: «Ouvrez! Tout grand!». La porte s'ouvrit à deux battants avec fracas.
ILS ENTRÈRENT.