LA JUSTICE

Le temps se déroulait lentement sans grands événement. K., Anja et Ingelbert continuaient à se rencontrer sur leur temps libre. Parfois même ils se retrouvaient chez Amalia, qui, tout en cousant ses jolies robes se mêlait à leurs échanges avec une grande profondeur de pensée. Ingelbert ayant entendu le récit de la dure épreuve vécu par la famille d'Amalia, voulut en savoir un peu plus et s'arrangea habilement pour mettre le sujet sur la table après s'être assuré qu'elle était en mesure de revenir sur le passé sans en souffrir.

- Ton affaire est vraiment étrange, Amalia, pour le juge que j'ai été. Un enquête aurait prouvé que tu étais innocente et que Sortini aurait pu être jugé pour abus de pouvoir sur personne mineure, donc vulnérable. Ce défaut de justice flagrant n'a pas été reconnu, alors. Mais pourquoi ta famille et toi vous êtes vous mis en état de coupables d'une faute que vous n'avez pas commise? Pourquoi vouloir vous excuser à tout prix? Pourquoi n'avez vous pas crié haut et fort à l'injustice? Vous étiez en droit de le faire.

- Ici, les choses ne se passent pas comme ça répondit Amalia. Les crimes et les délits sont rares car les gens ont peur de l'Administration. J'ai lu dans un livre que m'avait prêté Jonas…

K. l'interrompit

- Tu as connu Jonas?

- Oui, il y a plusieurs années nous étions amis. Mais ceci est une autre histoire dont je vous parlerai plus tard.

Elle continua:

- Donc, ce livre écrit par un magistrat expliquait comment les choses se passaient lorsqu'on avait enfreint la loi. Cette loi d'ailleurs devait être connue de tous selon le principe: «Nul n'est censé ignorer la loi». Pour respecter ce principe, dans les affaires complexes, on pouvait se faire assister par un avocat.

- Pourquoi n'avez vous pas fait appel à un avocat. N'y en a-t-il pas ici?

- Oui, mais il dépend de l' Administration. Il n'y en a qu'un seul et il est débordé. Quand il s'agit d'une affaire où l'une des parties est l'Administration, il se dit non accrédité pour se saisir du dossier. Et quand on lui demande s'il n'y a pas d'avocat indépendant, il répond qu'il y a en effet une charge, mais qu'elle est inoccupée depuis de longues années.

Le dernier en date avait été rayé de l'Ordre des Avocats de la Grand Ville, à la demande de l'Administration qui l'avait accusé de divulguer des informations à propos d'une affaire en cours. Il avait eu beau protester et avancer des preuves que cette allégation était fausse, l'Administration avait eu le dernier mot. L'avocat avait perdu toute sa clientèle et avait dû s'expatrier.

- Donc, pas d'indépendance de la justice dit Ingelbert. Mais qui rend donc la justice, au Village? Il faut bien que que quelqu'un le fasse?

- Personne! ou bien n'importe quel fonctionnaire selon la nature de l'affaire et s'il en existe un qui lui correspond. Quand quelqu'un ose poser la question ou on ne lui répond pas ou on lui répond que c'est tel fonctionnaire mais qu'il est absent. Si on demande à voir son remplaçant, on répond qu'il faut attendre qu'un fonctionnaire supérieur en ait pris la décision au vu d'une commission consultative qui se réunit une fois par an.

- N'y a t-il donc jamais de dépôt de plainte?

- À ma connaissance il y en a trois en cours depuis des années. Elles émanent de femmes courageuses. Leurs dossiers s'empilent dans un bureau vide. De temps en temps quelqu'un ajoute des documents et la pile s'agrandit. C'est ce que m'a dit Barnabas.

- Incroyable! S'exclama Ingelbert! N'y a-t-il pas de réclamations?

- Non! les plaignantes ont fini par penser qu'il n'y a qu'à attendre. Et que de toute façon, la faute leur incombera en définitive sans qu'il soit précisé pourquoi.

Parfois quelques uns ont fait comme ma famille: ils ont essayé pendant des années d'obtenir une réponse positive ou négative à leur demande en courbant l'échine comme des coupables ou comme ceux qui se frappent la poitrine en disant «C'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute». Je n'étais pas d'accord avec cette manière de faire et je me suis mise volontairement à l'écart. D'ailleurs, je l'ai dit à Amos, à aucune moment je me suis sentie coupable de m'être refusée à Sortini et, intérieurement j'ai toujours été fière de mon innocence. Ma famille a cru que je partageais son point de vue, et je n'ai pas essayé de les détromper, car ça n'aurait servi à rien. Je reste convaincue, d'ailleurs que quoi que l'on puisse faire cela n'aurait servi à rien qu'à démolir mes parents, à les faire mourir à petit feu. Seule la venue d'Amos a renversé la situation.

- Mais quel est donc cet Amos demanda Ingelbert? Quel est son titre? Sa fonction?

- Amos est Fondé de Pouvoir. Ce que recouvre cette fonction, nous n'en savons rien. Personne ne le connaissait personne n'avait entendu parler de sa venue jusqu'à ce qu'il se manifestât.

- Pour m'être longuement entretenue avec lui, dit Amalia, J'ai l'impression que sa venue veut nous dire: «Ne vous désespérez pas. La justice ça existe. Peut-être pas une justice humaine pour des yeux qui ne savent pas voir, mais une Justice en lien avec la Vérité pour celui qui cherche et veut aller plus loin».

- Les trois autres se regardèrent interrogateurs. Anja était restée silencieuse.

- Tu ne dis rien Anja?

- Je rejoins Amalia. J'ai eu cette impression quand il m'a interrogée. Comme s'il voulait me laisser entendre qu'il ne faut pas se fier aux apparences, et surtout, qu'il ne faut pas se décourager. En tous les cas, ses questions et sa manière d'accueillir les réponses sans avoir l'air de les juger a été pour moi un moyen de continuer ma quête personnelle et de m'y accrocher. Et je dois dire que le fait de me confier à vous et de vous écouter m'est d'un grand secours.

Un souffle bienfaisant sembla les effleurer tandis que, perdus dans leurs pensées ils gardèrent le silence.

C'était l'automne. Le Village semblait se préparer doucement à l'endormissement de l'hiver. Ingelbert avait parfaitement assimilé la fonction de voiturier, ce qui laissait à K. du temps pour écrire et pour s'occuper de la Mère. Elle n'allait pas très bien ces temps derniers. Ses forces physiques déclinaient; elle ne quittait plus beaucoup sa chaise et on voyait que son corps souffrait. Mais son esprit restait vif et sagace. Les deux hommes s'étaient beaucoup attachés à elle et faisaient tout leur possible pour lui rendre la vie plus facile.

Ils continuaient à parler tous les trois, le soir à la veillée. Ils lui racontaient les menus incidents du jour, les évènements du Village. Elle les écoutait très attentivement et leur faisait des remarques toujours judicieuses.

Un soir, pourtant, alors que K. et Ingelbert s'étaient lancés dans une discussion animée, elle resta silencieuse. Plongés dans leurs échanges, ils ne remarquèrent pas qu'elle était très pâle et que ses yeux n'avaient plus leur vivacité habituelle. K. s'en rendit compte, soudain, et s'arrêta de parler.

- Qu'avez-vous, Myriam? Vous paraissez fatiguée? Voulez-vous que nous vous accompagnions à votre chambre pour rejoindre votre lit.

- Merci, mon garçon. Je veux bien. Mais auparavant j'ai quelque chose de très important à vous dire.

Ils rapprochèrent leur chaise de la Mère car elle parlait d'une voix un peu assourdie. Elle commença ainsi.

- J'ai eu jusqu'à ce jour une vie longue et pas toujours facile. Après ma vie insouciante et mes folies de jeunesse, j'ai connu bien des épreuves. J'ai perdu mon mari, un brave homme, simple et honnête. J'ai perdu mon fils bien-aimé Jonas, un garçon fier et courageux qui s'est toujours battu pour la vérité. Et je viens de perdre mon fils aîné, ce fils taciturne avec qui je n'ai jamais pu vraiment parler.

Vous deux, vous m'avez faire grand bien avec votre présence et j'ai essayé de vous faire profiter au mieux du peu de sagesse que j'avais acquise. K., je pense que tu es en bonne voie sur ton chemin. Toi, Ingelbert, tu le suis de près. Il est donc temps pour moi de me retirer. J'entame donc à partir de ce soir mon départ pour un long voyage.

Voyant K. tout retourné près de réagir, elle ajouta rapidement d'une voix raffermie:

- Non, mon garçon , ne dis rien. Respecte ma décision, puisque le moment est venu, et poursuis ton chemin sans hésiter. Toi aussi Ingelbert. Promettez-moi de continuer à vous délester de ce qui s'oppose à ce que vous deveniez le meilleur de vous-même. Je pourrai alors partir tranquille. Ils en firent le serment.

Ils l'allongèrent sur son lit et arrangèrent soigneusement son oreiller et sa couverture. K. lui serra longuement la main et y déposa un baiser fervent; Ingelbert fit de même et ils se retirèrent en silence. En refermant la porte de la chambre, K. pleurait. Ingelbert le prit par les épaules pour le réconforter.

Le lendemain matin, K. frappa à la porte de la chambre. Pas de réponse. Il s'approcha du lit: la Mère respirait plus.