LA CONVOCATION.

Près d'un mois s'était écoulé après l'entretien d' Anja avec Amos. Et aucune suite ne lui avait été donnée. K. et elle prirent le parti de ne pas s'en inquiéter. Après tout, leur vie actuelle représentait un pause dans leur vie professionnelle. K., auprès de Myriam, s'accommodait bien de sa situation de voiturier et Anja était choyée par les hôteliers et par les clients.

Ils se rencontraient sur leur temps libres et philosophaient avec Ingelbert. Ce dernier leur lisait ses poèmes, très romantiques et K. les faisaient rire avec ses nouvelles héroï-comiques.

Cet après-midi là alors que K. et son assistant étaient entrain de bouchonner les chevaux, arriva Barnabas, l'air mystérieux. Il salua les deux hommes, puis s'adressant à K. il lui dit.

- Il y a du nouveau pour toi.

Il sortit de son plastron une enveloppe aux armoiries du Château et la lui tendit.

K. plaisanta:

- Que m'apportes-tu Barnabas, une convocation pour un nouvel office, balayeur des rues ou employé du service funèbre?

- Ne ris pas K. c'est très sérieux, vraiment très sérieux.

K. prit l'enveloppe, en regardant attentivement Barnabas qui ne broncha pas.

Sur l'enveloppe était écrit: À Monsieur le Géomètre. Il la tourna et la retourna dans sa main.

- Tu ne l'ouvres pas, demanda Barnabas?

- En connais-tu le contenu? Répondit K.

- Bien sûr, je connais le texte par cœur. Tu sais bien que cela fait partie de mon travail de messager.

- Alors dis-moi si c'est une bonne ou une mauvaise nouvelle?

Barnabas commença à s'impatienter.

- Lis le message et je retiendrai ta réponse par cœur.

K. ouvrit soigneusement l'enveloppe et lut:

Le Secrétariat du Comte West West,

à Monsieur le Géomètre.

Vous êtes prié de venir chercher Monsieur le Fondé de Pouvoir Amos au Château, demain, à 9 heures précises. Il vous recevra à 9 heures trente, à l'Auberge des Messieurs, pour procéder à une enquête vous concernant.

Vous répondrez à ses questions avec précision et avec la plus grande honnêteté. Il y va de votre avenir au Château.

Avec notre considération distinguée.

Le secrétariat.

K. et ingelbert se regardèrent perplexes et ce dernier s'écarta aussitôt par discrétion.

- Alors, demanda Barnabas avec un sourire finaud?

- Tu répondras à celui qui t'envoie que je serai à 9 heures précises devant le portail du Château.

- Bonne chance, répondit Barnabas.

Puis se rapprochant d'Ingelbert, il ajouta:

- Ma sœur Amalia est à présent plus disponible depuis la mort des parents. Elle aimerait bien entendre tes poèmes.

- Dès demain si mon travail me laisse libre et si elle est libre elle-même.

Ils finirent leur travail et allèrent rejoindre la Mère. K. la mit aussitôt au courant et lui montra le message.

- Les choses sont entrain de bouger pour toi comme pour Anja. Saisis ta chance, mon garçon! Puis, se tournant vers Ingelbert, elle ajouta. Ta chance viendra aussi. Tu es bien parti pour cela.

Le soir, Ingelbert lut trois poèmes à K. et à la Mère qui le complimentèrent car ils étaient très beaux. Ingelbert resta songeur un instant et questionna:

- Croyez vous qu' ils plairaient à Amalia?

- Sans nul doute répondit K. enthousiaste tandis que la Mère le regardait avec attention.

- Je crois comprendre qu'Amalia t'a fait une forte impression, Ingelbert. Et tu n'as pas tort. Car c'est une personne d'une grande noblesse. Son sens du devoir ne la trahit jamais: elle l'a montré face aux propositions malhonnêtes de Sortini, ce fonctionnaire indigne. Son courage et son dévouement à autrui sont sans limite.

Elle n'a pas eu beaucoup de joie dans sa jeune vie. Si tu peux lui apporter le bonheur qu'elle mérite., n'hésite pas. Tu ne le regretteras pas.

K. ajouta:

- Si tu doutes des femmes après ce que tu as vécu dans ta triste expérience conjugale, Amalia te réconciliera avec le beau sexe.

- Je ne doute pas de la valeur de la femme. Je n'ai eu qu'à souffrir d'un triste échantillon. J'ai toujours pensé que la femme et l'homme étaient complémentaires et que les couples harmonieux parvenaient ensemble à l'androgynie.

- Ta position sur l'échelle de la sagesse m'impressionnera toujours!

- Il faut avoir connu beaucoup de souffrance pour y parvenir, dit la Mère.

K. osa alors lui demander.

- Mais en vous aussi, Myriam, il y a une grande sagesse. Avez-vous beaucoup souffert pour y parvenir?

- J'étais insouciante dans ma jeunesse et j'ai commis beaucoup d'erreurs. C'est la mort de mon Jonas qui m'a remise sur la voie.

K. insista:

- La souffrance est-elle donc utile? Indispensable? Pierre de touche pour la sagesse?

- Pas pour tous! Nous ne partons pas du même point lors de notre venue au monde. Mais ceci appelle une réflexion profonde. K., mon garçon, tu n'es pas prêt pour le comprendre. Mais j'ai confiance. Cela viendra. Il est dit quelque part dans le grand livre du monde: «Quand le disciple est prêt, le maître arrive».

K. arriva devant la porte du Château à 9 heures précises, comme demandé dans la convocation. Amos arriva aussitôt avec un gros dossier sous le bras. et grimpa dans le fiacre. Il salua son conducteur avec un sourire énigmatique, ouvrit le dossier et le lut durant toute la duré du trajet. De temps en temps il s'arrêtait de lire pour regarder K. attentivement. Celui-ci sentait son regard peser sur sa nuque et cela le décontenança un peu. Arrivés à l'auberge des Messieurs, Amos descendit du fiacre avec souplesse et K. attacha l'attelage. Il emboita le pas à son passager car il était 9 heures 30. Il n'eut donc que le temps de saluer Emmy et Anja d'un geste bref et d'entrer dans le couloir.

Les paysans qui occupaient toutes les tables se turent en voyant passer les deux hommes. Ils se lançaient des regards curieux ou fixaient les deux femmes qui, muettes, échangeaient des regards interrogateurs. Au bout d'un moment, la patronne n'y tenant plus pénétra à son tour dans le couloir pour aller coller son œil à la porte du bureau. C'était l'ancienne chambre de Klamm. Amos avait fait supprimer le lit car il dormait toujours au Château et en avait fait un bureau avenant. Le trou, seulement visible par un œil averti était resté. Elle put voir Amos installé à son bureau entrain de tourner les pages d'un dossier et K. assis en face de lui parlant avec animation ou s'arrêtant pour réfléchir. Leur échange paraissait tranquille. C'était surtout K. qui parlait, mais le son de leur voix ne traversait pas la porte. La Patronne estima qu'elle en avait suffisamment vu et retourna dans la salle qui se vidait peu à peu des consommateurs. Les deux femmes essayèrent de deviner le motif de cet entretien. Anja pensait qu'il s'agissait d'une enquête de même nature que la sienne. Pour quelle raison? Qui pouvaient dire pourquoi à part ces messieurs les fonctionnaires?

La salle était totalement vide quand, finalement, deux heures plus tard, K. sortit détacher les chevaux, suivi par Amos qui semblait pressé de remonter au Château. Une fois les chevaux ramenés à l'écurie, il alla à l'intérieur retrouver la Mère et Ingelbert occupés à des tâches ménagères. Tous deux scrutèrent son visage amicalement. Le déjeuner était prêt, ils passèrent à table et K. leur raconta son entretien avec Amos. Comme à Anja, ce dernier lui avait posé une foule de questions sur les sujets les plus divers, famille, relations, études, centres d'intérêt etc.. Sa vie entière avait été minutieusement décortiquée dans la bienveillance, le ressentit K. Chose curieuse, cela ne l'avait pas gêné et avait même permis de faire émerger au grand jour, certaines zones d'ombre qui lui posaient problème. Quelle serait l'issue de cette enquête? Amos aurait-il répondu à cette question, si K. la lui avait posée. Sûrement pas! Comme toujours, il fallait attendre, attendre et encore attendre un résultat… ou pas! K. en avait pris son parti désormais. Il ne se posait plus de questions, il vivait l'instant présent, tout simplement.

La mère ne fit pas de commentaires, mais Ingelbert pensait qu'il y aurait une suite certaine: les enquêtes n'étaient pas conçues pour rester en suspens et devaient déboucher sur un évènement tangible. Pourquoi l'Administration devrait-elle enquêter sur son profil de géomètre nommé comme tel (c'était inscrit sur l'enveloppe de la convocation) embauché comme voiturier si ce n'était pour le confirmer dans sa profession et lui confier un poste où il pourrait mettre ses compétences en action?

-Ta remarque est parfaitement fondée sur la raison, Ingelbert, mais la logique de l' Administration peut être tout autre. C'est ce que l'on constate journellement. A quoi obéit-elle ou à qui? Et pour qui? Il faudrait être dans le secret des dieux pour le savoir… ou dans celui du Comte West West!

Aucune course n'étant prévue pour l'après-midi, K. se rendit à l'auberge des Messieurs pour voir Anja et prendre son avis. La salle était vide ils s'assirent à une table et K. recommença son récit à son intention en rajoutant des détails qui lui avaient échappé. Pourquoi Amos s'était-il longuement arrêté sur ses convictions religieuses?

La première question avait porté sur la foi.

«En qui ou en quoi croyez-vous monsieur le Géomètre?»

- Tu le sais, Anja, nous avons longuement évoqué la question. J'ai donc répondu sobrement en ces termes: «Lorsque j'avais vingt ans, je me suis défini athée. Mais au fil du temps, constatant que l'homme n'était pas maître de tout, j'ai senti que quelque chose en moi me poussait à admettre qu'au delà de l'humain il existait un principe invisible, incognoscible dont on pouvait admirer l'œuvre dans la Nature avec un grand «N». Depuis que je suis au Village, je ne suis plus enclin à nier toute transcendance. Je ressens profondément en moi la présence d'un principe supérieur que l'on ne peut pas nommer, mais qui est Volonté pensante et créatrice. L'accès direct à ce principe est-il possible? C'est semble-t-il le cas des mystiques. Je n'en suis pas un. Mais j'ai cette perception intime qu'un homme de désir peut y accéder. Pour l'instant, je me réjouis de ces moments fugaces où je me sens porté, aimé, sollicité par un Être surhumain infiniment grand, moi, être si petit, si fragile dans l'univers, sorte de chaos sans limite où il faut sans cesse mettre de l'ordre pour participer à une harmonie toujours en évolution.»

Parfois - ceci je l'ai gardé pour moi - j'ai l'impression qu'en venant au village, je suis entré dans un monde parallèle où se retrouvent des êtres humains qui ont un dur chemin à faire pour se purifier avant de connaître un état édénique. J'ai parlé avec plusieurs Villageois, ils ont tous ce sentiments de faute à réparer. Les conditions de vie dures, incompréhensibles seraient le moyen de parvenir à une régénération de l'être.

- K., j'ai moi aussi ce sentiment de monde parallèle où tous les habitants ont un semblable passage à effectuer. Et ce travail est difficile car ie Village, avec son Château inaccessible bien que visible, omniprésent, ne ressemble en rien au monde dont nous venons. Que faire? Le vivre et accepter avec l'espoir d'avoir un jour la clé qui ouvrira la porte qui renferme un secret connu du Château.

- L'espoir! Amos m'a aussi demandé ce que j'espérais pour l'avenir. Je n'ai pu lui répondre qu'à ce jour, j'avais compris qu'il fallait affermir sa confiance. Confiance en ce que l'on croit, en ce que l'on aime, tout en étant vigilant à ne pas dévier dans l'erreur.

Il m'a ensuite posé cette question: qu'elle était pour moi la valeur de l'amour? Je dois dire que j'en ai été surpris. De quelle forme d'amour voulez vous que je vous parle, ai-je demandé, dans l'embarras?

«De la forme que vous voulez a-t-il répondu.»

- J'écarte la forme terrestre: celle de la mère pour son enfant, par exemple. L'amour qui existe entre deux amants, entre deux amis etc. Cette forme d'amour va de soi dans les relations humaines, de même la forme opposée, le désamour ou la haine.

Je m'interroge sur une forme d'amour qui se situe au-delà de l'humain et qui transite par l'Être. Un forme à trois angles et trois côtés qui part de la base duelle et passe par l'unité, au sommet. Un amour d'autrui sublimé, en quelque sorte.

Il m'a longuement regardé mais n'a rien ajouté.

- Sur mes compétences de géomètre élaborant des plans, rien! Mais sur le processus de création, longuement. Pour moi, la pensée s'interroge sur la nature du plan à créer. La volonté se concentre et l'action arrive en fin.

Les autres questions ont longuement porté sur des sujets d'ordre général, la justice, la civilisation, la guerre, la société idéale, l'utopie, la liberté … Le tout sans lien apparent. Mais peut-être y en avait-il un qui m'échappe? Pour conclure, je dirais que cette enquête inattendue ne m'a pas destabilisé, mais, au contraire, conforté dans le désir d'aller plus loin dans ma recherche de vérité et de connaissance.

- La même chose pour moi, dit Anja.