UN REMPLAÇANT

Un Jour où K. attendait à l'auberge qu'un fonctionnaire demanda à retourner au château, il vit arriver Barnabas qui marchait à la hâte et qui s'approcha de lui aussitôt en le voyant.

- Où cours-tu si vite, Barnabas? Te voilà tout essoufflé.

- Je vais apporter un message à Ingelbert à l'Auberge du Pont. Il te concerne aussi, K.

- Moi? Quel rapport?

- Tu verras ça avec Ingelbert.

Et il reprit sa course sans rien ajouter.

Quand il repassa devant lui, il s'arrêta à nouveau. K. lui demanda des nouvelles de sa famille. Elles n'étaient pas très bonnes. Le père et la mère faisaient tous deux une congestion pulmonaire et le médecin était pessimiste. Amalia les soignait des son mieux et Olga semblait avoir pris son parti de la distance mise entre elle et lui par K. . Elle était redevenue coquette et les jouvenceaux du village se pressaient autour d'elle. Son poste à la Mairie, lui convenait et elle avait bon espoir de remplacer sa collègue en âge de prendre la retraite, ce qui représenterait pour elle une bonne promotion. Il pouvait de nouveau revenir les voir sans problème. K. promit de venir leur rendre visite sans tarder.

Quelques instants après, il vit arriver Ingelbert.

- Regarde la convocation que je viens de recevoir du Château, dit-il en tendant celle-ci vers K. qu'en penses-tu?

Celui-ci s'en saisit. Elle était à l'en-tête du Château avec aigle et couronne d'or. Il lut:

- …Selon décision de l' Administration, vous êtes affecté au service de voiturage du Village en qualité d'aide-voiturier. Vous êtes placé sous la direction de K. qui occupe transitoirement le poste de Gerstäcker, décédé

Vous voudrez-bien entrer en relation avec K. de toute urgence pour les modalités pratiques d'exercice de votre fonction…

signé: illisible

- Qu'en penses-tu, K., redemanda-t-il?

Celui-ci répondit en plaisantant:

- Tu sais bien, Ingelbert que le Château pense pour chacun de nous! Il ajouta sérieusement.

- Je suis très heureux de cette affectation. Je suis sûr que nous formerons une bonne équipe, toi et moi.

Ils se serrèrent la main chaleureusement. K. raccompagna le fonctionnaire puis passa prendre Ingelbert et son maigre bagage à l'Auberge du Pont. Auparavant il s'était arrêté chez la Mère pour la prévenir et obtenir son accord afin que le nouvel aide-voiturier puisse loger chez elle. K. lui avait parlé favorablement de celui-ci; elle accepta donc aussitôt.

De retour de l'Auberge du Pont, K. fit les présentations. La mère toisa longuement son nouveau locataire; elle parut conquise et lui tendit sa main fine et décharnée. Ingelbert la serra doucement en s'inclinant cérémonieusement.

- Ainsi vous êtes juge, lui demanda-t-elle?

- Juge et prévenu, madame! Je purge ma peine en effectuant un travail d'intérêt général. Pouvez-vous m'accepter malgré tout.

- K. a une bonne opinion de vous et moi, j'ai confiance en lui. Soyez donc le bienvenu. Vous occuperez la chambre de mon pauvre fils. Je l'ai préparée ce matin.

- Vous pensiez donc qu'elle serait occupée bientôt?

- Je le supposais.

Elle l'accompagna et lui ouvrit la porte.

- Dépêchez-vous de ranger vos affaires et venez nous rejoindre. Il est l'heure de dîner.

Ingelbert se hâta et revint dans la salle. K. et la Mère étaient déjà attablés devant leur bol de soupe. Il prit place à son tour. Le début du repas fut silencieux. Ingelbert semblait désireux de parler. Ce fut lui qui rompit le silence.

- Je voudrais que vous sachiez, madame, que non seulement je suis très honoré que vous m'acceptiez sous votre toit, mais que la manière dont vous m'accueillez est très douce à un cœur qui connait depuis ces dernières années, une grande solitude, un grand manque.

- Le langage du cœur appelle une réponse du cœur, mon garçon, répondit la mère. Je vois que le vôtre ne s'est pas durci dans le malheur.

K. leva la tête, la Mère venait de l'appeler «mon garçon» comme elle l'avait fait pour lui quand elle l'avait accueilli. Ingelbert lui sourit et regardant K. cligna des yeux. Il reprit:

- Je crois que même l'homme le plus inhumain en apparence, a un cœur. un cœur qui se protège de la douleur, d'une souffrance poignante qu'il n'a pas envie de retrouver. En s'adressant à ce cœur, on accède à l'homme vrai.

La Mère le regarda longuement puis dit:

- Où avez-vous appris cela mon garçon?

- À l'école de la vie. Car ce n'est pas dans les livres d'études que l'on apprend à changer en amour l'indifférence et la haine.

- Ne crains-tu pas la trahison, la fausseté, toi qui a été confronté à ces choses douloureuses?

- J'avais deux solutions: où m'enfermer dans une carapace et me pétrifier à l'intérieur ou m'ouvrir à la vie et aux autres, non pas béatement comme un doux idiot, mais en ouvrant les yeux sur la bonté et la beauté avec discernement. Or le discernement ça s'apprend, ça se cherche avec la connaissance et malgré ou grâce aux erreurs ou aux échecs que l'on peut rencontrer. Ensuite la vie devient de plus en plus douce et passionnante.

La Mère se tourna vers K.

- Qu'en penses-tu K.?

- Je suis émerveillé par la sagesse d' Ingelbert dont je me sens très éloigné encore. Mais je suis en total accord avec lui. Là est la réponse à ce que je cherche moi-même.

- Tu as beaucoup évolué depuis ton arrivée au Village K. et tu vas continuer. Te voilà à présent avec un interlocuteur de choix. Cela va t'aider à lever tes derniers freins. Peux-être as-tu besoin d'une secousse, d'un choc mental pour un éveil de ton être? Tout semble se mettre en place. Sois confiant.

Ingelbert et la Mère se regardèrent. Ces deux-là s'étaient compris.

Le lendemain matin K. apprit à son assistant les charges qui incombaient à sa fonction: l'entretien de l'écurie, les soins à donner aux chevaux, l'attelage du fiacre etc. Il lui apprit aussi comment il pouvait aider la Mère dans les tâches quotidiennes. Ingelbert était très attentif à ce que lui disait K. Il n'avait jamais eu à effectuer ces humbles tâches dans sa vie de juge, mais il était prêt à s'y consacrer de bon cœur.

Le Château n'avait commandé aucun voiturage, ce jour-là. K. proposa à Ingelbert de l'accompagner pour rendre visite à la famille de Barnabas.

Olga était sur le banc de pierre et prenait le soleil, coiffée d'un grand chapeau de paille. Quand elle aperçut K., elle fit une grimace moqueuse, mais à la vue d'Ingelbert, elle se leva et vint vers lui après avoir salué brièvement K.

- Bonjour, je suppose que tu es le nouveau venu au Village? Je m'appelle Olga et toi, Ingelbert, je crois? Sois le bienvenu dans notre maison. Ce n'est pas le cas de tout le monde ajouta-t-elle en regardant ostensiblement K.

- Bonjour Olga. En effet mon nom est Ingelbert. Je suis heureux de faire ta connaissance. K. m'a dit combien tu es charmante et accueillante.

- Ah! Il t'a dit cela? Il n'a vraiment que faire de ces qualités.

Son visage se radoucit toutefois et elle ajouta:

- Mais ne restez pas là. Le soleil est brûlant, venez vous rafraîchir à l'intérieur.

Elle les fit donc entrer. Les parents étaient couchés tout au fond sur un lit de repos. Ils toussaient et paraissaient vraiment malades. Amalia était près d'eux et s'efforçait de leur faire boire une potion blanchâtre à l'aide d'une petite cuillère. Le père ouvrait la bouche mais recrachait aussitôt le liquide. Amalia ne se découragea pas et insista. Puis ce fut le tour de la mère. Il restèrent, pendant ce temps immobiles et silencieux, attendant qu' Amalia ait fini.

Elle se retourna, posa le verre sur une petite table. Et vint vers eux. Ses yeux étaient très cernées à cause des nuits de veille auprès des parents. Ils paraissaient immensément bleus et elle n'en était que plus jolie. Ingelbert et elle échangèrent un regard si profond qu'Olga et K. le remarquèrent et échangèrent un coup d'œil interrogatif.

Elle salua les visiteurs d'un mouvement de tête gracieux et les invita à s'installer autour de la table. Elle sortit une carafe et quatre verres d'un vieux buffet, les essuya soigneusement et leur servit une boisson à la menthe qu'elle avait préparé elle-même avec des plantes du jardin.

K. voulut lui dire quelque chose d'aimable:

- Amalia, la patronne de l'Auberge des Messieurs m'a montré la robe que tu as cousu pour elle: elle est vraiment très jolie.

Amalia sourit.

- La couture est pour moi un art. Lorsque je crée une robe , je laisse de côté tous mes soucis. C'est un vrai bonheur.

Elle se tourna vers Ingelbert et lui demanda:

- Et toi, Ingelbert, qu'est-ce qui te fait oublier tes soucis?

- J'aime écrire.

- Qu'écris-tu?

- Principalement des poèmes.

K. s'étonna:

- Tu ne m'avais dit cela. Écrire est aussi mon passe-temps favori. Mais en ce moment; je n'ai pas le temps de m'y livrer.

- Tu ne me l'avais pas dit non plus.

Amalia ajouta:

- J'aime la poésie. Je voudrais bien lire tes poèmes.

- Volontiers, mais tu me fais-là beaucoup d'honneur. Je ne suis qu'un poète amateur.

Olga était restée silencieuse mais elle eut envie comme à son habitude de capter l'attention. Elle tendit sa main gauche vers eux, les doigts grands ouverts. À son annulaire brillait une jolie bague ornée d'un saphir.

- Félicitez-moi dit-elle d'un ton enjoué, je suis fiancée.

- Félicitations dit K. suivi par Ingelbert, je suis très heureux pour toi. Qui est le chanceux élu?

- Rolf, le fils cadet du tanneur. Ta conscience est-elle soulagée ajouta-elle rieuse.

- Du coup, K. répondit de même; Quelle épine tu m'enlèves du pied! Et se tournant vers Ingelberg qui les regardait, curieux:

- Olga m'avait fait l'honneur de me demander en mariage. Heureusement pour elle, j'ai refusé. Rolf est un gentil garçon qui, comme toi, Olga, aime rire et s'amuser. Tu seras heureuse avec lui.

K. fut soulagé qu'elle n'ait plus d'acrimonie à son égard. Ils étaient tous quatre détendus, quand le père poussa soudain un profond soupir, se raidit, les yeux écarquillés, la bouche béante. La mère poussa un petit cri angoissé. Amelia se précipita et lui saisit le poignet qu'elle serra. Secouant la tête elle appuya ensuit ses doigts sur la carotide, puis se tournant vers Olga et les visiteurs, elle dit d'une voix neutre:

- C'est fini.

Olga éclata en sanglots. K. et Ingelbert s'approchèrent du lit. C'en étai bien fini pour le père et la mère paraissait bien mal en point.

- Que pouvons nous faire demanda K.?

- Rien, répondit Amalia. Aidez-moi, K. et toi, à le transporter sur le lit de leur chambre. Olga et moi nous allons faire sa toilette. Barnabas ne va pas tarder à revenir. Il ira faire les formalités nécessaires pour l'enlèvement du corps.

K. saisit le père par les épaules et Ingelbert lui attrapa les jambes et ils le déposèrent sur l'édredon rose pâle du lit.

Puis ils revinrent dans la salle pour prendre congé. En s'approchant du lit de repos, Amalia vit que la mère ne gémissait plus. Elle était totalement immobile, raidie, elle-aussi. Elle l'examina aussitôt. Puis dit:

- C'est bien ainsi. Ils ne pouvaient pas vivre l'un sans l'autre.

K. et Ingelbert transportèrent le corps inerte, près de celui du père. Et ils se retirèrent , tristes, après une journée qui avait commencé gaîment.