LA FAUTE D'ANJA

Quand il fut sorti, Anja poussa soudain un grand soupir et son visage se ferma.

- Qu'as-tu demanda K.

- Si Ingelbert est au Village pour expier un crime, on peut dire que c'est mon cas. Moi aussi, j'ai commis un crime.

-K. abasourdi s'exclama:

- Un crime? Toi? Mais que me dis-tu là, Anja, toi si douce, si à l'écoute des autres! Toi, une criminelle? Non, je ne le crois pas!

- Et pourtant! J'avais enfoui en moi cette faute. C'est Amos, qui avec ses questions en a fait revenir le souvenir à la surface. Je lui ai tout raconté. Et cela m'a fait grand bien d'en parler.

- Alors, raconte-moi ce qui s'est passé, ne suis-je pas ton ami?

Elle soupira à nouveau et commença ainsi:

- Jadis, alors que je devais avoir seize ou dix-sept ans, de nouveaux voisins sont venues habiter la maison en face de celle de ma famille. C'était un jeune couple et nos deux familles ont sympathisé; ils avaient une fille qui devait avoir dix ans. Une jolie petite fille toute blonde, toute gracieuse. La mère était très gracieuse aussi; un peu fragile. Le père, lui, était très séduisant. Il le savait et il en jouait. Quand je le croisais, il me souriait et me faisais plein de compliments. Et moi, sotte que j'étais, je buvais ses paroles. Il me racontait aussi toutes sortes d'histoires sur la société qu'il fréquentait et cela aiguisait ma curiosité. Je l'admirais.

Un jour, j'ai traversé la rue et je suis allée chez eux pour rendre un livre que m'avait prêté sa femme; je le trouvai seul à la maison. Il insista pour me faire entrer et me proposa un jus de fruit en me priant de prendre place sur le canapé. Je n'osai pas refuser et, d'ailleurs, je n'avais pas envie de refuser. Il revint avec deux verres emplis d'une jolie boisson rose, s'assit auprès de moi et leva le verre pour boire à ma santé. Ce qu'il m'a raconté ce jour-là, je ne m'en souviens pas, mais j'étais subjuguée. Au fur et à mesure qu'il parlait, il se rapprochait de moi jusqu'à en être tout prêt, puis il posa son verre sur la petite table devant nous et fit de même avec mon verre. Il posa ensuite une baiser sur ma joue; comme je ne me dérobais pas, il se fit plus insistant. Je sentais monter en moi une vague de plaisir inconnu... Tout d'un coup, il m'enlaça et me dit que ma présence le troublait et qu'il me désirait. Je sentais son haleine devenir plus chaude, et son souffle plus rapide. Je ne savais plus où j'en étais, prise entre le désir de répondre à son étreinte et la culpabilité. Celle-ci me ramena un instant à la réalité et j'eus la force de dire,

- Votre femme n'est peut-être pas loin!

- Ne t'inquiètes pas, me répondit-il, elle n'est pas près de rentrer. Es-tu vierge, ajouta-t-il?

- Oui, répondis-je timidement.

- J'adore ça. Tu verras, je vais faire de toi une femme. Je vais y aller tout doucement. Tu sentiras une petite douleur, puis tu connaîtras aussitôt après une grande jouissance. Je suis sûr qu'une jolie jeune fille comme toi aimera ça. Et il continuait à me caresser tout en me déshabillant peu à peu. J'étais comme dans un brouillard.

A ce moment là, la porte s'ouvrit brusquement. Sa femme parut dans l'embrasure. Elle nous fixa avec un regard terrible puis elle fit demi-tour et partit en courant suivie par sa fille. La porte d'entrée grinça. Tandis que nous étions entrain de nous rhabiller rapidement nous entendîmes son hurlement, puis des cris, des agitations. Nous sortîmes et nous vîmes un fiacre légèrement de travers et, étendue sur la route, sa fille, la petite Lori, la tête ensanglantée et sa mère, à genoux devant elle, la secouant pour la ranimer et criant: «Mon enfant, mon petit enfant!». Je traversai la rue en courant pour me réfugier chez moi. Ma mère, me voyant en plein désarroi me questionna:

- Anja, que s'est-il passé? Pourquoi es-tu dans cet état?

Je me serrai dans ses bras en sanglotant et je lui racontai tout: le comportement de notre voisin, la venue de sa femme et la mort de Lori. Terrassée par l'émotion je m'évanouis.

Quand je revins à moi, j'étais étendue sur mon lit, un linge humide et froid sur ie front. Ma mère était à côté de moi et mon père derrière elle. Quand ils me virent ouvrir les yeux, mon père me raisonna avec une grande sévérité que je ne suis pas prête d'oublier, car d'habitude il s'adressait toujours à moi avec douceur. Ma mère prit ma défense:

- Elle ne connaît pas la vie et ses pièges. Nous aurions dû la prévenir des dangers que peuvent courir les jeunes filles trop crédules vis à vis des hommes-rapaces qui se montrent trop galants à leur égard.

Je revis soudain Lori étendue sur le sol. Sortit de moi un flot de plaintes amères qui exprimaient mon profond sentiment de remords et je répétais sans pouvoir m'arrêter: «C'est ma faute! C'est ma faute!» Et je pleurais, pleurais.

Mon père me dit alors d'une voix ferme.

- Ce n'est pas entièrement de ta faute, mais tu es coresponsable et tu as raison de le reconnaître. Ça ne sert à rien de pleurer. Que cet évènement tragique te serve de leçon. Au lieu de te lamenter inutilement, rectifie tout au long de ta vie en ayant une conduite exemplaire.

J'ai su ensuite qu'il était allé parler au voisin et à sa malheureuse femme pour lui exprimer son indignation et sa colère: comment avait-il osé lui, homme adulte essayer de séduire une jeune fille innocente et quel homme était-il pour tromper sa femme de manière aussi éhontée?

Quoi qu'il en soit, le couple quitta le quartier et on ne le revit plus jamais. Pour ma part, je ne pouvais pas regarder la maison d' en face sans avoir le cœur serré au souvenir de cette horrible journée. Je demandai donc à aller dans un internat afin d'y poursuivre mes études et, celles-ci terminées, je trouvai un emploi de rédactrice et louai un petit appartement.

K. l'écoutait en silence. Quand elle eut fini il lui dit d'un ton convaincant.

- Ce n'est pas de ta faute, Anja. Cet homme méprisable t'a piégée. Tu n'as pas à te morfondre dans le passé. Ton père a raison, ça ne sert à rien; ce qui est important lorsqu'on commet une erreur et cela nous arrive souvent, c'est d'en prendre acte et de rectifier, c'est à dire agir de telle façon que que l'on n'ait plus à rougir de nos actes.

- Tu ne me méprises pas après ce que je viens de te raconter, K?

- Quel homme serais-je si je te jugeais méprisable, moi qui suis si loin de la perfection.

Elle eut un petit sourire de gratitude et ils se séparèrent plus proches encore.

Par la suite, K., Anja et Ingelbert eurent l'occasion de se retrouver et de discuter librement sur leur passé et leur situation présente. Cela était d'un grand réconfort pour chacun d'eux.

- K. jouissait de cette apparente tranquillité, quand la santé de Gerstäcker s'aggrava tout d'un coup. Un matin alors qu'il se préparait à monter au Château, il se mit à tousser encore plus fort que d'habitude et à cracher du sang. La Mère et K. le portèrent presque jusqu'à son lit et il s'y allongea, livide. K. prit en main l'attelage et en allant vers le Château, s'arrêta chez le médecin pour le prévenir.

Il assura son service et dut attendre à l'auberge le bon vouloir de ces messieurs. Il était inquiet, très inquiet pour son hôte qui paraissait au plus mal. Après sa dernière tournée, il rentra à toute allure et trouva la Mère désemparée, près du lit de son fils qui respirait avec grand peine. À côté, sur le plancher, se trouvait un seau en porcelaine blanche à moitié plein de sang rouge vif. Gestäcker ne paraissait plus être conscient et de son pauvre gosier s'échappait un râle lugubre, alarmant. Ils se regardèrent et la Mère dit à voix basse:

- Je crois que c'est la fin.

Ils restèrent silencieux, plusieurs heures, de chaque côté du lit. La Mère priait et K. se mit à prier aussi, pour la première fois. D'instinct, il demandait à l'Être des êtres (il ne savait pas comment le nommer), d'accueillir l'âme (il ne savait pas ce que c'était mais ce mot s'imposa à son esprit), d' accueilir le voiturier dans un lieu plein de douceur et de belle lumière. À un moment donné, le râle se fit plus fort et plus précipité. La Mère se leva et prit la main de son fils. Elle lui parla doucement. La respiration s'arrêta soudain. Elle regarda K. et lui dit:

- C'est fini.

Puis elle lui ferma les yeux qui étaient restés grands ouverts. Après un long silence, Elle dit à K.:

- Nous allons l'habiller.

Elle alla chercher une cuvette d'au et lui lava soigneusement le visage et les mains. K. et elle lui ôtèrent ses habits tâchés de sang et lui mirent une belle chemise blanche et son costume du dimanche, après avoir fait le lit avec des draps blancs, brodés, qu'elle gardait pour cette occasion solennelle. Elle le coiffa soigneusement et le parfuma.

D'un commun accord, ils décidèrent de ne pas prévenir la sécurité. La mère alluma la bougie d'un petit chandelier d'argent. Et la veillée funèbre commença. Ils restèrent ainsi toute la nuit. La Mère était plongée dans une profonde méditation. K., lui, réfléchissait. Qu'est- ce que la vie qu'est-ce que la mort? La question se faisait insistante à cette occasion.Vie et mort, les deux étaient intiment liées. Il y avait de petites morts lorsque quelque chose se terminait pour laisser la place à d'autres choses. Et puis il y avait la «grande mort». A qui, à quoi laissait-elle la place? Aucune réponse scientifique pouvait répondre à cette question à propos de l'être humain. Ce que l'on pouvait constater, c'était une nécessaire évolution: la nature tout entière se renouvelait constamment comme mue par une force invincible. K. se sentit soudain pleinement inclus dans ce mouvement perpétuel. Mais que dire de cette puissance, cette volonté invisible dont on ressentait les effets pour le meilleur et pour le pire? Nulle réponse possible? On pouvait du moins espérer et affermir sa confiance. C'est ce qu'il décida de faire.

Au lever du jour, la Mère et K. dirent un dernier adieu à la dépouille de Gestäcker et K. se rendit à la Mairie pour faire enregistrer son décès. Les hommes en gris de la Sécurité arrivèrent aussitôt et enlevèrent son corps. K. aida la Mère à mettre les draps dans une grande cuvette. Elle refit aussitôt le lit avec des draps propres, rangea la chambre et ferma les volets. Puis, pendant que K. se débarbouillait et se rasait, elle prépara le café et le petit-déjeuner.

Et la vie continua. La Mère s'était beaucoup attachée à K.. Il trouva dans cette affection un peu de ce que sa vraie mère n'avait pu lui donner après la mort de ses deux premiers enfants, mort qui l'avait plongée dans un deuil dont elle n'avait pas pu ou su sortir.

Il l'aidait de son mieux pour la décharger de tâches difficiles ou trop lourdes pour son grand âge. Le soir, il prenait un des livres de Jonas et lui faisait la lecture. Puis ils échangeaient leur point de vue. Parfois, elle s'endormait et il continuait seul la lecture.

Elle aimait beaucoup l'ouvrage de Marc-Aurèle: «Pensées pour moi-même». K. aussi. Une telle humilité, une telle sagesse chez celui qui fut un grand empereur romain entre les années 121 et 180 forçait leur admiration.

Le temps passait.