Nouvel émoi au village. Un étranger était arrivé la veille. On avait aperçu de loin sa grande silhouette sombre. Il s'était arrêté devant l'Auberge du Pont et, après quelques hésitations, il en avait franchi le seuil.
Qui était-ce? Que venait-il faire dans ce lieu désolé? A l'auberge des Messieurs, les paysans attablés commentaient l'évènement, même s'ils n'avaient aucun renseignement à son sujet, à moins que ce ne soit précisément parce qu'ils ne savaient rien.
C'est ainsi que la nouvelle arriva aux oreilles d' Anja et des hôteliers. Cela piqua leur curiosité, mais ils savaient qu'il n'y avait qu'à attendre les heures suivantes pour connaître la raison officielle de sa présence. Peu de temps après, ils virent passer un messager qui se rendait à l'Auberge du Pont probablement pour accueillir le nouveau venu et lui donner des instructions. Les buveurs retinrent leur souffle et scrutèrent la rue, se promettant de questionner le messager à son retour vers le Château. La patronne fit de même. Anja continua son service comme si de rien n'était.
Au bout d'une demi-heure, ils virent revenir le messager accompagné de l'étranger qui portait un grand sac de cuir. Le plus hardi des paysans, sortit de la salle et se précipita vers eux. Il les salua et demanda, non sans curiosité moqueuse, que leur valait la venue de «Monsieur» (il insista sur le mot) dans ce coin perdu. Celui-ci se dressa avec assurance devant lui sans se laisser démonter par la raillerie sous-jacente de l'accueil et répondit:
- Je m'appelle Ingelbert, c'est l'Administration pénitentiaire de la Grand Ville qui m'envoie ici pour y effectuer des travaux d'intérêt général. À qui ai-je l'honneur de parler?
Il s'exprimait avec une assurance tranquille. Son interlocuteur grommela de manière incompréhensible et ne daigna pas répondre. Puis il tourna les talons, carrément. Ingelbert regarda le messager qui haussa les épaules et dit sans ménagement:
- Ne vous attendez pas à trouver ici des sympathies. Les étrangers ne sont pas les bienvenus, en général et surtout pas lorsqu'ils sont envoyés par l' Administration pénitentiaire de la Ville. D'ailleurs, ils ne sont pas long à replonger dans leurs vices et le Château les renvoie aussitôt à la Ville. Celle-ci les dirige en général dans un lieu de souffrance et de chagrin et il paraît qu'ils ne reparaissent plus à la surface de la terre.
Eh bien! Dit Ingelbert, votre propos a l'avantage d'être clair et je sais donc à quoi m'attendre. Je n'ai jamais été un délinquant, mon crime est autre. Le messager s'arrêta pour le regarder; il n'en dit pas plus à ce sujet, mais ajouta:
- Conduisez-moi donc auprès du Maire et qu'on en finisse. Et il devança le messager d'un air décidé.
Revenu dans la salle, le paysan qui avait interpelé Ingelbert fut accueilli par une commune exclamation:
- Alors!
Celui-ci se gratta la tête d'un air mécontent.
- Voilà que la Ville nous envoie de la racaille. Comme si nous avions besoin de ça! Nous en avons bien assez de nos misères! Cet Ingelbert ne me dit rien de bon. Il n'a pas parlé du crime qui lui a valu la prison, mais paraît bien calme et déterminé pour un repris de justice.
Les paysans se regardèrent.
- Qu'il se tienne tranquille, sinon il aura affaire à nous.
- Moi, je ne veux pas l'avoir dans mon champ dit un autre.
- Ni moi non plus, dirent les autres, en chœur!
Anja s'approcha d'eux et leur dit:
- Je vous trouve bien incléments messieurs. Nous ne savons rien de lui. Alors pourquoi le rejeter d'emblée? Vous partez vite sur des a priori. Souvenez-vous comment vous avez agi à mon égard! Pourquoi ne pas lui laisser le bénéfice du doute?
- Vous êtes trop bonne, mademoiselle Anja. Un condamné est un condamné. Il n'a droit qu'au mépris.
Anja les regarda en secouant a tête. Qu'obtenir de ces caractères épais, soumis à un pouvoir abêtissant?
La Patronne ne dit rien: elle hésitait entre clémence et défiance.
K. qui se trouvait dans la rue à ce moment-là vit passer Ingelbert. Il avait entendu parler de la venue de cet étranger et sa curiosité s'en trouvait aiguisée. Allait-il connaître le même accueil que lui? Être l'objet de la même méfiance? Il lui souhaita mentalement un sort meilleur.
Arrivé à sa hauteur, les deux hommes se regardèrent. Le regard du nouveau venu était direct. K. prit l'initiative de le saluer. Ingelbert répondit très courtoisement. Le messager le tira par le bras et ils n'eurent pas le temps d'un échange. K. lui lança:
- Passez me voir, si ça vous fait plaisir. Nous pourrons faire connaissance.
- Volontiers, si toutefois c'est possible, répondit Ingelbert tandis que le messager, toujours tirant sur son bras, l'entraînait.
- Pourquoi ne serait-ce pas possible? Se demanda K. en le voyant disparaître.
Ingelbert lui avait fait bonne impression et il avait envie d'en savoir davantage sur lui.
Le lendemain matin il accompagna à l'Auberge des Messieurs un fonctionnaire du Château. La salle était vide à l'exception d' Anja qui était entrain de laver des verres et de les essuyer. Leur conversation s'engagea aussitôt sur Ingelbert. Anja n'avait que les propos du paysan à rapporter, K. lui fit part de sa rencontre au bord de le route. Ils en étaient là quand, à leur grande surprise, Ingelbert entra dans la salle. C'était un homme jeune, bien bâti, d'allure sportive. Ses traits étaient réguliers, sa chevelure blonde et ses yeux bleu foncé.
Ils se saluèrent et celui-ci commanda une menthe à l'eau. Anja lui dit bonjour avec douceur et le servit aussitôt. Elle lui demanda comment se passait son séjour au Village et s'il devait y rester longtemps. Ingelbert crut devoir leur raconter le pourquoi de sa venue et apparemment il avait besoin d'en parler. K. s'installa à sa table sur la chaise libre. Ingelbert commença ainsi:
- J'ai eu une enfance heureuse, des parents aimants qui possédaient une belle maison au bord de la mer avec un immense jardin plein d'oiseaux et de fleurs. Ils m'ont envoyé faire mes études dans les meilleures écoles de la Grand Ville, puis à l' École de la Magistrature car j'ai toujours été attiré par ce qui touche à la justice. Mes études terminées, j'ai été nommé Juge aussitôt et j'ai commencé à officier avec beaucoup d'enthousiasme. Les difficultés de la fonction me confortaient dans mon choix et je crois avoir été apprécié dans la magistrature.
J'ai connu alors une femme d'une grande beauté au passé tortueux. Mais j'étais persuadé que dans un milieu aisé et stable où je lui donnerais tout mon amour, elle serait heureuse et reviendrait dans le droit chemin. J'étais amoureux fou. Rien n'était assez beau pour elle. Je la couvrais de cadeaux et lui offrais des bijoux, des toilettes somptueuses.
Notre bonheur, je veux dire mon bonheur car le sien, je l'ai su après, était ailleurs, mon bonheur dura trois ans. Nous étions invités dans les grande familles, on m'accueillait chaleureusement, on louait mon intégrité, on m'enviait cette belle femme. Bref tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu'au jour où…
Ingelbert marqua un temps d'arrêt comme pour ravaler une grande douleur,
- …Jusqu' au jour ou je dus m'absenter pour rencontrer un confrère dans une contrée lointaine. Cela m'obligea à dormir plusieurs jours hors de chez moi. Le jour j'étais très occupé, mais le soir dans ma chambre d'hôtel, j'avais du mal à m'endormir tant le manque de sa présence se faisait sentir. Du coup, je menai rondement mon affaire et je conclus avec deux jours d'avance sur le programme prévu.
Je me dépêchai d'arriver chez moi, la joie au cœur, avec un superbe cadeau: une broche en forme de phénix, très précieuse, trouvée chez un grand antiquaire. Je voulais lui en faire la surprise. Il était dix-neuf heures environ. J'ouvris silencieusement la porte d'entrée et je la refermai de même. Tout était silencieux; j'avançai jusqu'au salon: personne! À la cuisine: personne! La gouvernante et la cuisinière, absentes. Je me dirigeai vers la chambre à coucher. La porte était entr'ouverte, je la poussai doucement et ce que je vis me plongea dans un sentiment indescriptible: un mélange détonant de fureur et de haine dont je ne me croyais pas capable…
Il s'arrêta haletant, mais reprenant très vite le contrôle de lui-même, il poursuivit.
- Elle était allongée sur le dos, dans un état d'extase que je ne lui connaissais pas. Un homme noir de peau dégoulinant de sueur la chevauchait puissamment ce qui lui arrachait de petits cris de plaisir suraigu.
Je pénétrai dans la chambre avec fracas. Je marquai un temps d'arrêt: un voile rouge me passa devant les yeux puis se dissipa, laissant mon regard tomber sur une petite table où se trouvait un coupe papier avec une lame effilée comme un poignard. Une force inconnue s'empara de moi. Une voix me dit: «Frappe! Frappe!» Hors de moi, je saisis le coupe papier et je frappai en pleine poitrine l'homme qui s'était tourné vers moi et me regardait fixement. Je frappais et je frappais encore sans pouvoir m'arrêter.
Quant à elle, elle était inondée de sang et poussait des cris hystériques, stridents comme des lames de rasoir.
J'ai fini par lâcher mon arme et je me suis effondré dans un fauteuil. La force qui s'était emparée de ma main et la voix intérieure qui me poussaient à frapper m'avaient quitté et je restai là, pantelant, incapable de bouger, incapable de parler.
Elle avait cessé de crier. Je la vis se lever, aller dans la salle de bain. Je ne pouvais toujours pas bouger. Au bout d'un moment, elle en sortit. Elle s'était lavée du sang qui avait giclé sur elle et se postant devant moi elle m'apostropha: «Debout! Pauvre imbécile! Regarde dans quels beaux draps tu nous a mis! Comment penses-tu nous sortir de ce gâchis, pauvre juge qui condamne les criminels alors qu'il en un lui-même.»
La force m'est revenue. Je me suis levé tandis qu'elle continuait à me narguer et je l'ai giflée. Mais là, j'ai tout de suite repris mon sang-froid. Je suis allé me rendre au commissariat le plus proche. Et à partir de ce moment, j'ai tout perdu: mon rang, mon honneur, mon poste, ma famille, mes richesses. Tout! Mais tout m'est devenu égal, sans importance. Les dés avaient été jetés et il me restait à payer ma faute au prix fort: c'est ce que j'ai fait depuis.
Au procès, j'ai tout avoué à nouveau et j'ai exprimé mes regrets à la famille de ma victime. C'était le père de cinq enfants qui se retrouvaient orphelins. Je n'ai pas voulu invoquer des circonstances atténuantes. J'ai laissé faire mon avocat. Celui-ci était brillant et a obtenu la peine minimum pour crime passionnel: cinq ans. Mais comme je vous l'ai dit tout m'était devenu indifférent et si j'avais eu une peine beaucoup plus lourde, je l'aurais acceptée.
Ma femme n'a pas assisté au procès. Elle a disparu on ne sait où. Plus personne ne l'a revue. Elle a dû essayer de tenter sa chance loin de la Grand Ville. Dieu lui pardonne.
Il s'essuya le front où stagnaient de fines gouttelettes de sueur et avala une gorgée de bière.
Les deux amis, silencieux écoutaient ce récit qui leur procurait une vive émotion. K. demanda:
- Comment s'est passé votre détention.
- Au début ce fut très dur. Oui, vraiment très dur. Tout ce qu'un prisonnier nouvellement arrivé peut subir comme humiliations, brimades, injures, coups, je l'ai subi. Pensez-donc, si celui-ci est un juge, celui qui fait incarcérer les autres, devenant codétenu de ceux qu'il avait fait emprisonner! Et les gardiens de prison n'étaient pas en reste. J'acceptais tout car je considérais que c'était cela purger ma peine. Elle devait en passer pour la nécessaire rectification de celui qui s'était conduit en criminel.
Peu à peu, les détenus ont appris à me connaître et il se sont calmés. Ma connaissance de la loi, de ses applications, de ses lacunes a permis de répondre aux questions que certains se posaient. Je suis devenu leur conseiller et j'ai acquis ainsi un nouveau prestige auprès des gens de ce triste milieu, un prestige bien différent de celui que j'avais connu dans un milieu de gens bien-pensant.
La vie entre quatre murs m'a amené à m'interroger sur ma propre personne, sur ma raison d'être, sur l'autre face du juge bien implanté dans la société, sur ce que j'avais à faire pour découvrir l' homme de vérité dans le mélange bon/mauvais, vertu/anti vertu qui, je l'ai compris, habite en chacun de nous. Cela a occupé mes temps de cellule pendant trois ans et continue à me hanter.
J'ai voulu ensuite éprouver le nouvel homme que je commençais à devenir et j'ai demandé à mon avocat d' instruire une demande de réhabilitation au travers de travaux d'intérêt général. Ma demande a été acceptée sans peine, au vu de ma bonne conduite et parce que je ne risquais pas de récidiver dans le crime,
Et me voilà!
Il s'arrêta de parler et finit de vider son verre de bière, tout en regardant alternativement K. et Anja. Ceux-ci ne savaient que dire devant cette attitude pleine de noblesse dans le malheur. Ingelbert dut ressentir leur compassion car il leur sourit avant de déclarer:
- Il est temps pour moi de retourner à l'auberge du Pont. Je ne voudrais pas manquer le messager que l'on m'a annoncé dans la convocation.
- Avez-vous un rendez-vous précis? demanda K.
- Non répondit-il.
- Alors ne soyez pas étonné, le messager mettra peut-être un certain temps pour arriver jusqu'à vous. Ici, tout va très lentement.
- Ce n'est pas important: j'ai tout mon temps.
Anja crut bon d'ajouter:
- Ici, tout le monde se tutoie.
- Je me rends aux usage du Village.
Et, se levant sans hâte, il les salua et se dirigea vers la porte. Il respira un bon coup et marcha en direction de l'auberge du Pont.