LE RETOUR D'AMOS

La lumière du soleil était éblouissante ce matin-là. K. effectua son travail auprès des chevaux qui, devenus très familiers avec lui, l'entouraient dès qu'il entrait dans l'écurie. Weisstein aimait poser sa tête sur son épaule tandis qu'il lui caressait l'encolure. K. s'était pris d'affection pour eux et ils le lui rendaient bien. Ils étaient entrain de terminer leurs bottes de foin quand le messager Adalgar arriva porteur d'un message. Ce dernier le priait de véhiculer Amos, sans tarder. Il attela aussitôt les chevaux qui manifestèrent clairement en agitant la tête qu'ils n'appréciaient pas qu'on ne leur laisse pas le temps de finir leur foin. K. donna à chacun une grosse carotte d'encouragement et ils démarrèrent.

Il était dix heures précises quand ils arrivèrent au Château juste au moment où Amos passait le portail qui se referma aussitôt. Il tenait un dossier bleu sous son bras et K. crut apercevoir sur la couverture, en gros caractères, les trois premières lettres du titre: ANJ. Amos se rendait-il spécialement à l'auberge pour Anja?

Il était en pleines suppositions quand il sentit la main d' Amos se poser sur son épaule. Celui-ci lui demanda abruptement:

- Pourquoi êtes vous géomètre.

Décontenancé, K. ne trouva pas d'autre réponse:

- Pourquoi me posez-vous cette question?

Amos retira sa main et ils en restèrent là. Amos avait sur les lèvres un demi-sourire. K. ne sut que penser de cette question. Mais il n'osa pas prendre l'initiative de poursuivre cette ébauche d' entretien.

Quand Amos entra dans la grande salle de l'auberge, La Patronne s'affairait à disposer les bouteilles derrière le comptoir et Anja servait de la bière aux paysans qui échangeaient leurs point de vue d'une voix feutrée, sur l'aménagement de la placette par décision de l'Administration. À sa vue ils se turent et le saluèrent respectueusement. Il les salua à son tour puis, s'adressant à Anja, il lui dit:

- Mademoiselle, quand vous aurez fini de servir ces messieurs, venez me rejoindre dans mon bureau, j'ai à vous parler.

Anja rougit et la Patronne faillit en lâcher la bouteille qu'elle tenait dans la main. Les paysans se figèrent et échangèrent des regards entendus. L'un d'eux chuchota même quand Amos eut quitté la salle:

- Qu'est-ce que je vous avais dit!

Et ils se mirent à rire sans bruit.

Après avoir attaché l'attelage, K. entra dans la salle et chercha Anja du regard. Ne la voyant pas il regarda la Patronne qui lui fit quelques signes incompréhensibles et tourna son regard vers le corridor qui menait à la chambre d'Amos. Il s'approcha du bar. Elle lui servit aussitôt un verre de bière mais, faisant un geste éloquent du menton en direction des paysans, elle lui parla de la pluie et du beau temps, tout en le regardant dans les yeux d'un air dubitatif.

Une heure plus tard, Anja revint le regard dans le vague et se rendit aussitôt vers une table pour servir un client qui l'appelait tandis que les autres la regardaient avec curiosité.

Amos sortit de sa chambre quelques secondes après et K. lui emboita le pas pour détacher le fiacre. Amos s'y installa sans rien dire, l'air satisfait. En silence, K. le ramena au Château.

Après avoir ramené les chevaux à l'écurie, K. se précipita jusqu'à l'auberge des Messieurs. Les consommateurs étaient partis. Anja et la patronne discutaient assises à une table. K. prit place avec elle sur la chaise libre.

Anja avait retrouvé son calme. Elle raconta, comme elle l'avait fait pour la Patronne, son curieux entretien avec Amos. Celui-ci, très courtoisement lui avait posé une foule de questions. Toute sa vie avait été passée au crible. Ses parents, son enfance, son adolescence, ses études, les emplois occupés. Mais aussi, ses aspirations, ses déceptions, ses réussites, son rapport à la religion, à la politique, aux autres. Ce fut interminable.

Les question d'Amos étaient directes; elle s'était efforcée de répondre avec franchise, sans faux-fuyants. D'ailleurs elle était incapable de mentir et cela lui avait parfois joué des tours. Elle devait aussi reconnaître que toutes ces questions avaient déclenché en elle comme un désir d'y voir plus clair et que, quelque soit l'issue de cet entretien, elle n'avait pas perdu son temps.

K. et Anja en conclurent que la vie au village avait du moins le mérite de leur ouvrir l'esprit et de provoquer en eux le désir de devenir meilleurs. Il fallait pour cela ne pas se fossiliser ou se laisser balloter par les événements. Il fallait y travailler sans relâche et permuter les défauts en qualités, les vices en vertus. C'était à la fois simple et énorme, mais, en définitive, passionnant.

Une douzaine de paysans entrèrent: c'était le moment de la pause et ils venaient se désaltérer. Ils paraissaient mécontents; des questions et des réponses fusaient en désordre.

Anja s'approcha d'eux pour les servir et, voyant leur mine, leur demanda ce qui n'allait pas. C'était la décision de l' Administration de réaménager la placette en la cloisonnant. Or, les gens du village aimaient cette placette où ils se retrouvaient le dimanche pour échanger des nouvelles heureuses ou malheureuses, se parler ou se rencontrer tout simplement. Les enfants y jouaient, les anciens prenaient le soleil et les femmes échangeaient des recettes. Alors pourquoi un tel changement? L'un d'eux avait bien essayé de parler au maire, mais celui-ci ne put pas répondre à ses questions et n'avait eu qu'une seule chose à faire: l'annoncer aux gens du village. D'ailleurs, pourquoi cherchaient-ils à se renseigner à ce sujet? Ils n'avaient qu'à s'occuper de leurs champs, de leurs vaches ou de leurs poules: l'aménagement du village ne les concernaient pas. Il y eut de sourdes protestations parmi les buveurs. L'un d'eux osa interpeler Anja:

- Mademoiselle, vous qui avez de l'influence auprès d' Amos pourquoi n'attireriez- vous pas son attention sur notre souhait de garder notre placette telle qu'elle est.

Anja qui avait surpris les sourires ambigus des autres buveurs répliqua vivement:

- Tout d'abord, mettez-vous bien ça dans la tête, je n'ai aucune influence sur Amos. Personne au village ne saurait en avoir. Et je sais le bruit qui court entre vous: que je serais sa maîtresse. Le fait que vous ayez fait à tort la même supposition pour Klamm ne vous a pas suffi? Ceci est entièrement faux et insultant pour moi. Je travaille dans ce bar à mon insu; je suis rédactrice et j'attends avec impatience de prendre place au Château en y occupant le poste pour lequel j'ai été convoquée. Et si ce n'était la gentillesse et les exhortation de la Patronne, il y a longtemps que je serais retournée chez moi.

Sa voix était si claire et son ton si précis, direct, qu'ils redevinrent sérieux. Un des paysans prit la parole:

- Mademoiselle, ne vous fâchez pas. mais vous avouerez que le renvoi de Frieda et votre venue à l'auberge des Messieurs pour la remplacer, nous a étonnés. Et maintenant, l'attitude d'Amos à votre égard!Reconnaissez que ce que nous en avons déduit n'est pas illogique!

- Eh bien! Vous avez tort. Je vous le dis tout net. Les ragots n'ont jamais rien rapporté à personne même pas à ceux qui en sont les auteurs. Je vous le redis tout net et j'insiste: je ne suis pas la maîtresse d'Amos ps plus que je n'ai été celle de Klamm. Mais si vous êtes unanimes au sujet de la placette et si vous me demandez d'être votre porte parole je le ferai!

À ces propos, l'attitude des paysans changea radicalement ils se levèrent pour la remercier, convaincus et respectueux. K. admira la force de caractère de la jeune femme et se retira.

La Patronne crut bon de rajouter son point de vue.

- Croyez-vous, bande de jacasseurs, que si j'avais constaté un seul instant que Mademoiselle Anja était une intrigante et une allumeuse, je lui aurais accordé toute ma confiance?

Le paysan barbu, contrit, répondit:

- Nos excuses, madame Emmy, comment pouvions-nous savoir? La mort de Frieda nous a vraiment retourné les sangs! Tout est allé si vite. Il nous a semblé…

Elle lui coupa la parole:

- Renseignez-vous avant de parler à tort et à travers! Sans compter que vous avez fait affront à Amos, un grand monsieur qui n'a rien à voir avec un Klamm! Vos sornettes sont certainement remontées jusqu'à ses oreilles et vous pouvez vous estimer heureux qu'il n'ait pas daigné réagir et vous rabattre le caquet.

Le silence s'installa et les paysans finirent de boire leur bière. À partir de ce moment là, Anja put jouir d'une grande considération renouvelée. Il ne la sollicitèrent toutefois pas pour intervenir au sujet de la placette, car ils savaient que ça ne servirait à rien et ils avaient peur de lui attirer des ennuis.

K. admirait Anja de plus en plus et sa vision du mariage commençait à changer. La vie à deux avec une femme comme elle devait avoir du bon. Partager les bonheurs mais aussi les soucis, s'entraider dans les difficultés, avoir de beaux enfants, tout cela prenait un sens et ne s'arrêtait pas au simples conventions sociales ou au plaisir des sens.

Et Anja, qu'en pensait-elle? Elle paraissait si indépendante, si désireuse de tracer sa voie à la seule force de ses poignets. Avait-elle déjà été amoureuse d'un homme au point d'avoir envie de l'épouser? Il se promit d'en savoir un peu plus.

Un vieux fond de misogynie, doublée de cette vieille angoisse d'une privation de liberté, d'enfermement, remonta à la surface. Dieu! qu'il était difficile d'échapper à ses vieux démons, à ces craintes obscures venues du tréfonds de la conscience sans qu'il soit facile de savoir pourquoi et comment s'en débarrasser une fois pour toutes; de parvenir à une délivrance salutaire!

Avoir peur, à ce point, d'être privé de liberté n'était-ce pas finalement une privation de liberté que l'on s'infligeait à soi même?

Il avait un gros travail à faire sur lui-même à ce sujet, il le savait. La Mère et Anja lui seraient d'un grand secours pour y parvenir car il mettait une grande confiance en elles. Il reconnut au passage que la nature féminine avait à la fois une sensibilité et une intelligence naturelle pour sauter par dessus les obstacles ou pour les contourner. La juste association des deux natures masculine et féminine était assurément porteuse de sérénité et d'harmonie. Mais elle pouvait être aussi porteuse de discorde et de déstabilisation.

Finalement, on en revenait toujours à la même chose: la cœxistence de tout et de son contraire: le noir opposé au blanc, l'ombre à la lumière, le féminin au masculin, etc. C'était donc à l'homme de se situer entre les deux, de trouver le juste milieu, sorte de vallée d'harmonie où l'on pouvait avancer sans crainte de l'erreur, du chaos. Il fallait pour cela que la pensée se fasse créatrice, que la volonté soit inébranlable; alors l'action venait se mettre en place naturellement.

Il fallait aussi éviter le divertissement toujours prêt à séduire et à faire trébucher l'attention du chercheur. À le noyer dans le plaisir fugace du moment. À jeter un voile sur sa perception ou à la déformer. Ce n'était pas difficile de se laisser entraîner par une promesse de plaisir facile qui occultait les difficultés que l'on avait envie de fuir, de remettre à plus tard un devoir impérieux. Mais on finissait toujours par être rappelé à l'ordre par la culpabilité. Au lieu d'en faire un moyen de lutte contre le divertissement, de rectification, on pouvait avoir le plaisir morbide de s'y arrêter, de se faire mille reproches par pulsions masochistes. De jouer les héros romantiques plongés dans la mélancolie et le malheur puisque, pour un artiste, ce pouvait être un moteur de création, de réalisation de chefs-d' œuvre hors du commun.

Ah! La vocation de la souffrance! Souffrir pour se purifier, damer le pion aux ombres intérieures, devenir la victime expiatoire qui resserre les liens d'un groupe. Conserver en soi la douleur qui chatouille sans que l'on puisse éternuer! Pourquoi ce culte du malheur, de la douleur, qui empêche de respirer?

Pourquoi pas le bonheur tout simplement? Bonheur de voir la splendeur de la nature, au soleil ou sous la neige, l'herbe sauvage qui pousse entre les fentes du trottoir. De sentir l'oiseau qui vous caresse de son aile en passant. Bonheur de l'ami qui vient vous voir, de l'enfant qui vous chante une petite chanson. Bonheur d'aimer follement, passionnément.

- Bonheur d'être géomètre, se dit ironiquement K. pour couper court à une imagination dithyrambique.

Il en revint à Anja. Une mise au point avait été faite. L'abcès était crevé et, désormais les gens du village pouvaient l'apprécier pour ce qu'elle était: une femme courageuse et décidée qui comptait sur ses qualités et n'entendait pas bénéficier d'appuis qui lui auraient valu la perte de son honneur.

Son honneur! Anja y tenait plus que tout. Elle avait toujours évité les compromissions et cela lui avait valu quelques déboires. Mais du moins pouvait-elle garder la tête haute. Elle entendait bien continuer ainsi au Village quoi qu'il arrivât. C'était sa manière d'être et il ne pouvait pas en être autrement.