OLGA

K., retenu par les derniers évènements ne s'était pas rendu depuis longtemps chez les parents de Barnabas. Ce dimanche-là il décida de s'y rendre. Une mise au point était nécessaire. Barnabas lui avait laissé entendre que sa sœur Olga était amoureuse de lui et il ne fallait pas la laisser dans l'illusion que c'était réciproque.

La porte était ouverte et les deux sœurs s'affairaient pour la préparation du repas. Une odeur délicieuse s'échappait des casseroles, et une bonne bouteille de vin rouge attendait sur la table. Il frappa. Les deux sœurs se retournèrent. Amalia lui sourit tandis qu' Olga se jeta à son cou. K. se dégagea prestement et la repoussa doucement.

Olga baissa la tête et le regarda tristement:

- Tu m'en veux parce que je n'ai pas su te procurer les archives sur le village.

- Pas du tout! Tu ne pouvais pas faire autrement que m'informer de la réponse du Maire qui d'ailleurs, entre nous, ne m'a pas étonné. Si tu as un jour l'opportunité de te rendre dans la salle des archives, jette un coup d'œil s'il s'en trouve sur l'ancien fonctionnement du village.

- Ce ne sera pas possible. Ma collègue m'a dit que la clef du local était perdue depuis longtemps.

- Ça ne fait rien! J'aurai peut-être l'occasion de descendre à la Grand Ville et je trouverai certainement des ouvrages à consulter.

Olga retrouva le sourire:

- Alors tu ne m'en veux vraiment pas? Tu sais que je suis prête à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour t'être agréable. Tout!

Ajouta-elle, en se serrant ostensiblement contre lui et en le regardant d'un air langoureux. Il fallait vraiment mettre les choses au point sans tarder. Il saisit donc Olga par le bras et l'entraîna dans le jardin. Il s'assirent sur un banc de pierre et K. commença ainsi.

- Olga, je suis très sensible à l'intérêt que tu me portes et à tes marques d'affection. Mais je pense que tu te leurres à mon égard. Barnabas m'a laissé entendre que tu étais amoureuse de moi: est-ce vrai?

- Oh! K. , je suis folle de toi; ton image me hante jour et nuit. Si tu le voulais nous pourrions être heureux ensemble. Je ferai tout ce que tu voudras. Je te ferai de la bonne cuisine, je m'occuperai de ton linge, je repriserai tes chauss…

K. l'interrompit.

- Olga je t'aime comme on aime une grande amie, mais faire de toi ma compagne, c'est impossible. Je ne veux pas me marier. J'ai besoin de conserver intacte ma liberté.

Elle prit un air suppliant;

- Ne nous marions pas, mais fais de moi ta maîtresse. Tu me verras quand tu voudras, où tu voudras. Je me contenterai de tes étreintes. Et...

Il ne la laissa pas continuer et dit d'une voix ferme;

- Non, Olga n'insiste pas. Je ne t'aime pas de cet amour auquel tu aspires. Je veux être ton ami. Seulement ton ami.

En entendant cela, Olga fut prise d'une crise de larmes. Elle pleura si fort qu'Amalia lâcha le chaudron qu'elle tenait dans les mains et se précipita vers eux.

- Que se passe-t-il? Que lui as-tu fait K.? Ce doit être grave pour qu'elle verse autant de larmes? Tu ne vas te mettre toi aussi à tourmenter notre famille?

K. ne répondit pas et Olga continua à pleurer.

- Je voudrais bien savoir ce qui se passe dit Amalia d'un ton autoritaire.

K. se sentit obligé de lui répondre:

- Olga m'a exprimé son souhait de devenir ma femme, mais ce ne serait pas honnête de ne pas lui donner de réponse franche. J'ai pour elle une très grande amitié, mais pas l'amour d'un homme pour sa femme. Et je ne veux pas me marier car je ne suis pas prêt à le faire. D'ailleurs, je ne sais pas si je le serai un jour. Le mariage m'effraie. Je ne sais pas pourquoi mais c'est ainsi. Olga ou tout autre femme serait bien malheureuse avec moi.

Olga arrêta de pleurer et s'exclama:

- Il ment! il a dû s'amouracher de cette Anja. Il est toujours fourré à l'Auberge des Messieurs, même quand il n'est pas en service. On me l'a dit. Il lui fait de la lecture sur le banc de la placette. Il...

Et elle se remis à sangloter. Amalia regarda K. d'un air réprobateur et serra Olga contre son épaule.

- Tu te trompes Olga. Oui, j'ai de l'amitié pour Anja, comme j'en ai pour toi, mais de surcroît, j'essayais de la protéger de mon mieux de cet infâme Klamm. Tu ne peux pas m'en faire grief. Elle était si seule, si démunie.

- Et moi? N'étais-je pas démunie avec ces hommes qui me tournaient autour à l' auberge? Tu pensais que ma conduite était honteuse, mais tu n'aurais pas levé le petit doigt pour me protéger.

- Mais pas du tout, Olga. Tu te trompes, je ne te juge pas.

Amalia lui coupa la parole:

- Ne pleure pas, ma douce sœur, cela n'en vaut pas la peine.

Olga se dégagea de son étreinte affectueuse et courut se réfugier dans sa chambre pour s'enfermer dans son chagrin.

- Tu es un drôle d'homme, K. Ma sœur est jeune et jolie et tu repousses ses avances. Bien sûr tu as eu raison d'être franc avec elle, mais voilà dans quel état tu l'a mise.

Puis le regardant droit dans les yeux elle ajouta:

- Tu déclares ne pas vouloir te marier: qu'as-tu donc contre les femmes? N'en trouves-tu aucune digne de toi? Es-tu misogyne?

- Amalia, je ne peux te répondre que ce que j'ai répondu à ta sœur. La pensée de m'unir à une femme pour la vie me fait peur. Je ne me l'explique pas, mais c'est ainsi. Jadis j'ai connu une femme que j'ai aimé assez fort pour passer outre ma crainte. Mais mon père, qui ne la jugeait pas assez bien pour moi, s'est opposé à ce mariage et nous a mis tellement de bâtons dans les roues qu'elle a préféré fuir. J'ai été trop lâche pour désobéir à ce père malveillant, écrasant. Je l'ai regretté tout de suite après et ayant des difficultés pour lui parler face à face je lui ai écrit une lettre de plusieurs pages, chargée de tous les reproches que je pouvais, que j'avais le droit de lui faire quant à sa conduite humiliante vis à vis de moi, son fils unique. Je n'y suis pas allé de main morte et tout ce que j'avais sur le cœur, je l'ai déversé dans ces pages où une larme a détrempé deux ou trois lettres. Je n'avais plus à le craindre puisque j'avais pris depuis un certain temps déjà la décision de le rejeter définitivement. Mais cette lettre je ne la lui ai jamais envoyée. Elle demeure toujours dans mes bagages, prête à partir … et elle ne part jamais; K. enfouit la tête dans ses mains et demeura un moment silencieux.

Amalia poussa un soupir.

- La vie est bien compliquée. Parfois, on dirait une bête féroce qui vous plante ses griffes dans la chair et vous enténèbre l'esprit. Rentre chez toi, K. Et ne reviens pas vers nous jusqu'à ce que le chagrin d'Olga s'efface. Je m'en vais essayer de consoler ma sœur. Heureusement, sa nature manque de profondeur. Il suffira qu'un galant se présente et ce sera facile pour elle de retrouver sa gaîté car en plus de sa beauté, elle a un je ne sais quoi qui attire les hommes.

- Toi aussi, Amalia tu es jeune et séduisante, as-tu envie de te marier?

- Oh! moi! répondit-elle, en se retournant sur le pas de la porte, il me faut m'occuper de mes parents.

Curieuse Amalia, pensa-t-il en rentrant. Elle est encore plus jolie qu'Olga, jusqu'à en faire tourner la tête de Sortini et elle demeure cloîtrée, accaparée par la couture et ses vieux parents séniles. D'où lui vient cet esprit de sacrifice? Tout le monde trouve ça naturel. Et peut-être est-ce naturel. Que serait la société si de tels êtres dévoués n'existaient pas? Chacun a une place à occuper dans le monde. Encore faut-il trouver la juste place comme une pierre qui s'intègre harmonieusement dans un édifice.

Il entama une réflexion tout au long du chemin sur le sens du devoir, l'esprit de sacrifice, la bienveillance.

Le devoir: qu'est-ce que le devoir? Ce qui est devoir pour l'un l'est-il aussi pour l'autre? Comment le reconnaître?

- Interrogez votre cœur aurait dit la Mère.

Et si le cœur se trompait? Comment le savoir? Quelle était la pierre de touche des actes accomplis qui permettait de se dire: je suis dans la bonne voie? Quel est le pourquoi et le rôle de l'erreur dans une vie d'homme?

Les connaissances d'un géomètre lui donnaient-elles le pouvoir de discernement entre le vrai et le faux, le juste et l'inique? Discernement pour trouver un juste équilibre puisque rien n'existait sans son contraire, nécessairement, c'est à dire impossible que ne pas.

Il y avait bien ce sentiment de culpabilité qui se faisait parfois sentir à la suite d'un acte que l'on était obligé de reconnaître comme répréhensible. Encore fallait-il faire de la culpabilité une alliée pour parvenir à la vérité, plutôt qu'un poids mortifère.

Pour l'heure, son devoir était d'aller aider la Mère dont les rhumatismes se faisaient durement sentir. Dépassant d'une une barrière, une rose pourpre au parfum délicieux attira son attention. Il la sépara délicatement de sa branche et l'offrit à Myriam en rentrant.