MORT DE FRIEDA

K. dut ce matin-là aller de bonne heure au Château pour accompagner Klamm à l'Auberge des Messieurs. Arrivés à destination, Ils virent un groupe de paysans apparemment très animé qui bouchait l'entrée de la grande salle. Ils avaient l'air de gens à qui on avait annoncé une mauvaise nouvelle et ne paraissaient pas pressés de poursuivre les travaux des champs. Ils se retournèrent en entendant l'arrivée du fiacre et la Patronne, attirée par le bruit vint sur le pas de la porte et leur intima l'ordre de laisser le passage au fonctionnaire. Elle reconnut en lui Klamm et, le visage renfrogné tourna le dos et se retira à l'intérieur.

Klamm descendit pesamment du fiacre et marqua un temps d'arrêt en voyant l'attroupement. Les paysans firent une sorte de haie pour le laisser passer et il sembla à K. que leurs regards étaient hargneux et menaçants. Klamm dut le remarquer aussi car il s'engouffra à la hâte à l'intérieur de l'auberge accompagné par une sorte de murmure insistant comme ue mélopée tribale.

Sur ces entrefaites arriva la patronne de l'Auberge du Pont, la chevelure en désordre, les larmes dégoulinant sur les joues graisseuses. Elle s'engouffra elle aussi dans l'auberge en soufflant bruyamment Qu'avait-il bien pu se passer pour générer une telle effervescence?

K. attacha l'attelage au gros anneau de fer prévu à cet effet et s'approcha du groupe.

- Bonjour Messieurs, que se passe-t-il donc ici?

Ce fut un gros homme rougeaud qui prit la parole accompagné des onomatopées des paysans.

- Cet ignoble individu que vous venez de trimballer s'est bien gardé de vous annoncer la nouvelle. Et pourtant il est au courant et c'est sans doute pour ça qu'il est arrivé si vite, pour dresser un constat qui l'exonèrera de toute responsabilité vis à vis de cette pauvre femme. Que Dieu ait son âme!

- Mais que s'est-il passé, insista K. Et de quelle femme parlez-vous.

- Comment, dit un petit homme malingre, vous ne savez pas? Tout le monde est au courant, au village! Ça s'est passé cette nuit. Le patron a entendu un grand bruit dans la chambre à côté. Il est allé voir ce qui se passait et il l'a trouvée morte. Ces messieurs de la sécurité sont venu rapidement, mais elle était bien morte. Ils n'ont rien pu faire.

- Mais à la fin dit K. en élevant la voix, de qui parlez vous?

- De Frieda, bien sûr! De qui voulez-vous qu'on parle? répliqua le gros homme.

- De Frieda! s'exclama K. Que s'est-il passé et quelle responsabilité incombe à Klamm. Ne me dites pas que c'est lui qui l'a tuée?

- C'est tout comme, c'est ce qu'a dit la Patronne!

K., jouant des coudes, se fraya un passage au travers du groupe et entra dans la grande salle. Les deux patronnes pleuraient de concert. La patronne de l'Auberge du Pont en était tout essoufflée. Sincèrement peiné, il s'approcha d'elles.

- Ah Monsieur le Géomètre! Quel malheur! Notre petite Frieda s'en est allée, dévorée de souffrance à cause de cet ignoble Klamm dit la Patronne de l' Auberge du Pont!

La douleur que lui causait la mort de sa protégée semblait avoir aboli en elle son acrimonie à l'encontre de K.

- Racontez-lui ce qui s'est passé ajouta t-elle en s'adressant à la patronne de l' Auberge des Messieurs. Après avoir essuyé ses larmes avec un grand mouchoir bleu, celle-ci renifla avec force et commença son récit.

- Hier après-midi, Frieda est sortie du bureau de Klamm, visiblement contrariée, presque en colère. Elle a préparé une tasse de café et elle est allée la lui apporter. Là j'ai entendu qu'elle lui parlait d'une voix irritée. De son côté, Klamm s'est mis à parler de plus en plus fort puis il a crié: «de toute façon, c'est terminé! Ne mettez plus jamais les pieds dans mon bureau. Ni dans la grand salle d'ailleurs. À partir de demain vous rejoindrez le dortoir des femmes de ménage. Une autre personne est déjà désignée pour vous remplacer». Lorsqu'elle est revenue, elle était livide. Je me suis approchée d'elle pour la réconforter, mais elle m'a repoussée. Elle a assuré son service sans broncher et elle est montée se coucher sans dire bonsoir. À cinq heures du matin, mon mari et moi, nous avons été réveillés par un grand bruit venant de sa chambre. Mon mari s'est levé et il est allé voir ce qui se passait et là… Il a poussé un cri et m'a appelée. Je suis arrivée en courant et je l'ai vue... Elle avaient accroché au lustre une grande écharpe rouge qui lui serrait le cou par un nœud coulant et… elle se balançait encore, tandis qu'à ses pieds se trouvait renversée la chaise qui lui avait servi … à se pendre. Jamais je n'oublierai cette horrible vision. Mon mari a redressé la chaise et il est monté dessus pour décrocher l'écharpe du lustre, tandis qu'il tenait Frieda de son bras libre. Je l'ai aidé à la descendre et à l'étendre sur le lit. ...Mais elle était bien morte.

Et elle se mit à sangloter, accompagnée par les pleurs et les gémissements de la patronne de l'Auberge du Pont.

K. posa ses mains sur leurs épaules pour s'associer à leur douleur et elles ne le repoussèrent pas.

- Peut-on la voir? Demanda K.?

- Non , dit la patronne de l'Auberge du Pont. les hommes de la sécurité l'ont emmenée pour brûler sa dépouille; à cette heure ce doit être fait. Vous savez, ici ça ne traîne pas! Avant, on faisait une veillée funèbre. Mais un décret a ensuite fixé l'unique mode de suppression des corps après la mort. Ils sont immédiatement emmenés dans la salle funéraire du Village et brûlés aussitôt.

Et elles se remirent à pleurer.

K. retint un avis mordant sur le sujet demanda:

- Klamm vous a-t-il dit quelque chose?

- Rien du tout! Un messager est venu à 6 heures du matin pour nous dire qu'à partir de 10 heures, Frieda serait remplacée par mademoiselle Anja et que nous devrons avoir à cœur de lui apprendre à être serveuse.

- Serveuse! S'exclama K. Mais Anja est Rédactrice!

- Moins fort! dirent les deux femmes, Klamm peut nous entendre!

K. amorça un mouvement pour s'élancer en direction de la chambre de Klamm, mais les deux femmes le retinrent par le bras:

- Pas d'imprudence, Monsieur le Géomètre. Parler à Klamm ne servirait à rien. Pire! Ça vous nuirait et à nous aussi.

K. ravala son indignation et après quelques paroles d'encouragement, sortit rejoindre son attelage tandis que les paysans se dispersaient.

Comme d'habitude, il narra l'évènement à la Mère qui conclut d'un air triste:

- La mort! Ce devrait être un moment sacré. Et voilà! On dirait que des hommes qui ne lèvent jamais les yeux vers le ciel ont voulu cela; un feu qui détruit, engloutit. Puis, songeuse, elle ajouta:

- Parfois je me demande si tout cela n'est pas qu'apparence et voulu pour nous faire réagir en vue d'un monde meilleur. Je ne peux pas m'empêcher de garder cette petite lueur d'espoir en moi.

K., qui avait eu lui-même cette impression fugace, regarda la Mère avec étonnement.

- Réagir à quoi?

- Nous nous fions trop à ce qui est visible. En allant plus loin, par une réflexion profonde, il est peut-être possible de découvrir la véritable cause de ce que constatent nos yeux. Et alors agir en conséquence. Mais il faut d'abord nous purger de cette charge obscure que nous avons accumulé en nous.

Décidément, la Mère était-elle voyante, mage, sorcière?

Quoi qu'il en soit, K. était de plus en plus décidé à réfléchir sur le but de l'existence, la vie, la mort.

La mort de Frieda, ses circonstances, la manière dont le Château traitait ses morts, avait déclenché en lui une sorte de déclic: qu'est-ce que la mort? L'exploration du sujet amenait le questionneur à y consacrer son existence tout entière. Il s'y emploierait, mais pour l'instant, il la considérait comme un passage d'un état à un autre. Le vague souvenir des hypothèses philosophiques lues dans le passé, ne lui avaient pas laissé la moindre certitude et de toute façon ses centres d'intérêt étaient autres, principalement axé sur la vie, une vie dont le quotidien l'avait accaparé.

Mais là, il ressentait le besoin de trouver des éléments de réponse provisoires, sinon définitifs.

Qu'est ce que la mort? Un fait ordinaire? Un changement d'état? Une régénération? Il n'avait pas de réponse et pourtant son questionnement le tenait souvent éveillé. Il finit par apporter une réponse partielle, générée par un élan du saut de son imagination au-delà du monde sensible. La mort était pour l'homme un passage sacré. Ne fallait-il pas alors la traiter comme telle? N'y avait-il pas dans le fait de se débarrasser du cadavre en le brûlant comme un végétal encombrant un acte qui n'était pas en l'honneur de ceux qui l'avaient décrété?

La célébration de la mort de Frieda n'aurait-elle pas été le moyen, non pas de se centrer sur un corps sans vie, mais de se relier par la pensée à son esprit indestructible (K. croyait de plus en plus, par conviction intime en l'immortalité de l'esprit).

Une autre question s'imposait à lui. L'être humain a-t-il le droit de choisir sa mort? Si oui, comment? Son imagination fouilla longuement le sujet. Il imagina le lieu, l'espace et le moyen. Il voyait bien un lieu ressemblant à un temple lumineux et serein. Un collège de sages examinerait avec soin sa demande, ses réelles motivations, le caractère ferme et pleinement conscient de son désir. Une fois reconnu prêt, l'aspirant serait reçu au temple. Il y trouverait les moyens de penser sa mort d'en parler avec des Accueillants de hautes spiritualité, bienveillants et sensibles. En même temps, ce corps prêt au départ recevrait des soins d'une grande douceur.

Le moment venu, se sentant prêt, il serait installé dans une cellule aux murs blancs, emplie de parfums délicieux. Les membres du collège des sages l'entoureraient de leurs encouragements pour le grand Voyage. Une musique douce se ferait entendre. On lui apporterait ensuite dans une coupe de cristal un breuvage qui endormirait son corps à jamais après avoir silencieusement exhorté son esprit à aller vers toujours plus de lumière. Son corps serait ensuite oint de parfums et vêtu de blanc, puis soumis à une belle flamme purificatrice.

Mais cette vie qu'il avait reçue comme un cadeau du Ciel, avait-il le droit moral de la suspendre à sa guise? Comment répondre à cette question?

La réalité le ramena sur terre. Alors qu'il venait juste de se rendormir, un messager arriva essoufflé pour demander à Gerstäcker d'aller chercher de toute urgence Amos, afin de le ramener à L'auberge des Messieurs. Le voiturier étant particulièrement mal en point, ce matin-là, ce fut K. qui s'y rendit. Amos! Il l'avait presque entièrement oublié car il y avait fort longtemps que celui-ci ne s'était pas déplacé.

À l'auberge, il pourrait rencontrer Anja. Quelle lubie avait jaillie du cerveau nébuleux de Klamm pour faire en sorte que la jeune femme soit affectée à l'auberge en qualité de serveuse alors qu'elle était rédactrice? Était-il tombé sous le charme de la jeune femme, si différente de l'anguleuse Frieda? K. ne perdit pas de temps en conjectures inutiles, mais se promit d'observer les évènements. Amos se rendrait peut-être compte de l'incongruité de la chose. Amos lui paraissait différent de tous les fonctionnaires qu'il avait rencontrés jusque là. Il était certes tout aussi énigmatique mais ne donnait pas l'impression d'avoir été passé au rabot, comme c'était le cas pour ses collègues. De quel pouvoir jouissait-il? Si toutefois il était possible d'avoir du pouvoir si l'on n'était pas le Comte West West. Son titre officiel était «Monsieur le Fondé de Pouvoir». Mais qu'est-ce qu'être Fondé de Pouvoir sous l'autorité du Comte, dans un village où un géomètre est employé comme voiturier et une rédactrice comme serveuse de bar?

K. ne cherchait plus de logique dans tout cela mais se jurait de garder jalousement son cap avec sa propre logique. Lui revint à l'esprit l'inscription figurant au-dessus du portrait de Paracelse, vue dans une gravure du petit livre de Jonas:

«Qu'il se garde d'appartenir à un autre celui qui peut n'être qu'à soi.»

La rumeur se répandit comme une traînée de poudre! Klamm avait une nouvelle protégée et celle-ci venait juste d'arriver au Village. Son nom était Anja. Quelques rares paysans l'avaient vue à son arrivée, élégante et portant un grand sac bleu. Les autres l'avaient croisée avec K.. Certains rôdaient autour de l' Auberge pour essayer de l'apercevoir.

Mais était-elle sa maîtresse? Cela leur paraissait indubitable. D'abord le renvoi subit de la pauvre Frieda, qui ne l'avait pas supporté et s'était suicidée. Puis la nomination immédiate d' Anjà à l' Auberge des Messieurs. De plus, Klamm n'était toujours pas remonté au Château et c'était spécialement Anja qui était affectée à son service. Et plus encore, il y avait cette affichette éloquente signée «Le chef de bureau, Klamm» apposée dans la grande salle.

Quand la rumeur arriva aux oreilles de K. il sentit monter comme un rugissement. Pâle de colère, il en parla à la Mère. Celle-ci entreprit de le calmer et lui conseilla d'aller voir de plus près ce qui se passait à l'auberge. La patronne, réconciliée avec K. depuis la mort de Frieda et très remontée contre Klamm lui donnerait quelques renseignements. Et Anja avait peut-être besoin de son aide.

Le lendemain matin n'ayant pas de course à assurer, il se rendit donc sur place. Dix heures venaient de sonner et la salle devait être vide. Il entra rapidement. La première chose qu'il vit, sur le mur d'en face, bien en évidence, fut l'affiche signée par Klamm:

«…Mademoiselle Anja vient d'être affectée au service de l'Auberge des Messieurs, en remplacement de mademoiselle Frieda, décédée

...Toute personne susceptible de la croiser dans ses fonctions est priée d'adopter vis à vis d'elle une tenu correcte et respectueuse.

Tout manquement à cette règle sera passible de sanctions en fonction de la gravité du délit...»

Anja était seule et s'occupait à mettre de l'ordre dans les étagères. Au bruit de la clochette de la porte, elle se retourna. En voyant K., elle ébaucha un pauvre sourire.

- Ah! Te voilà, K. Je suppose que tu es au courant du bruit qui court à mon sujet et de ma prétendue relation avec Klamm?

Elle n'attendit pas sa réponse et continua.

- C'est infâme! Et Klamm ne daigne pas intervenir. Tu a vu l'affiche? Du coup, les gens me regardent comme une pestiférée ou bien ils échangent des sourires ambigus et narquois. Ou bien ils s'écartent ostensiblement quand je passe. Mais comment ose-t-on penser que je puisse être la remplaçante de Frieda?

Klamm m'appelle à tout bout de champ. Il a soif, ou faim, ou il me demande de ramasser ce qu'il a laissé tomber, de faire son lit (il ne veut pas de femme de chambre), de lui faire passer sa veste. Je n'aime pas le regard avec lequel il me fixe: ses yeux globuleux semblent vouloir me demander quelque chose. Quoi? Je n'en sais rien. Je suis sur le qui-vive.

Lorsque j'amorce une question quant à ma situation et à mon avenir, il ne répond pas et regarde ses dossiers quand il ne me regarde pas alors avec un regard vide. Et au bout d'un moment, il a un sourire ou plutôt une sorte de rictus, comme si ça l'amusait. Il joue avec mes nerfs et cela, je ne le supporterai pas longtemps.

Heureusement la patronne me soutient. Elle est très bonne avec moi et elle a très bien compris la situation. Elle veille, mais ne peut pas faire grand-chose. Si Klamm venait à avoir un geste déplacé à mon égard, je pourrais l'appeler et elle viendrait me défendre. Elle me l'a assuré et je la crois. Mais combien de temps tout cela va-t-il durer? Aurais-je la force de le supporter plus longtemps en vue d'un hypothétique poste de rédactrice au Château? Ne ferais-je pas mieux de m'en retourner chez moi tout de suite. D'autant plus que je ne comprends pas quelle force mystérieuse me retient ici dans ce village sans âme. Qu'en penses-tu K.? Que ferais-tu à ma place? Je suis totalement désemparée.

K. eut envie de lui répondre spontanément:

- Viens, Anja, partons ensemble, tout de suite.

Mais il pensa à la Mère, à Gerstäcker: ils avaient tous les deux besoin de lui. Et la même force invisible semblait le retenir en ce lieu, en ce temps. Il ne parvenait pas à prendre une décision à ce sujet.

Il savait qu'il jouait son avenir. Mais quel avenir? Son avenir professionnel? Son avenir d'homme en quête d'identité et d'idéal? Car il commençait à se poser la question à ce sujet. Pourquoi était il sur cette terre, plus particulièrement au Village et qu'avait-il à y faire?

Mais le moment n'était pas à la réflexion philosophique. Anja le regardait avec une profonde anxiété et attendait une réponse.

Il se contenta donc de lui conseiller de patienter un peu. Il l'assura de son amitié. Ils devaient réfléchir ensemble calmement à la situation et trouver la bonne solution à ce problème. Avant tout, ils devaient affermir leur courage.

Arriva la patronne en soufflant. Elle portait une nouvelle robe sombre avec des manches en dentelle qui cachaient un peu ses gros bras charnus. Elle salua K. aimablement qui la félicita (connaissant son engouement pour le robes) avec empressement. Cela lui fit grand plaisir et elle raconta avec force détails comment elle avait choisi le tissu et le modèle; en cela elle avait été bien conseillée par Amalia, dont les mains d'or avaient coupé et cousu la robe en un rien de temps. Du coup, elle lui en avait commandé deux autres.

Elle s'étendit longuement sur la qualité du tissu et sur la coupe de celles-ci comme si ses deux interlocuteurs étaient particulièrement concernés. Cela détendit un peu l'atmosphère.

Puis son air redevint grave.

- Que pensez-vous de ce qui se passe en ce moment dans ce village? Tout ce bruit sourd autour de la nomination d' Anja! La pauvrette ne demandait qu'à occuper le poste qui lui avait été proposé par le Château bien qu'elle ne lui ait rien demandé.

- En effet renchérit Anja, je ne sais pas pourquoi j'ai reçu cette convocation qui m'a beaucoup étonnée. J'ai d'ailleurs hésité avant de me mettre en route pour venir travailler ici. D'un certain côté, j'étais flattée que l'on me fasse cette proposition. J'espérais trouver un poste en rapport avec mes aspirations et, qui sait, sortir de la vie terne que je menais, prisonnière dans un bureau sombre à rédiger des feuilles entières sur des sujets techniques relatifs à des machines dont on pouvait se demander l'utilité. Et ce travail était d'ailleurs mal rémunéré. Une convocation par le Château, ne pouvait être à mes yeux qu'une mission prestigieuse, oui, c'est ce que je pensais: prestigieuse. Mais la triste réalité est là et se fait cruellement sentir. Mais je me dit que cela aurait pu être pire. Car madame Emmy, Patronne de ce bar et Solgar, son mari sont si bienveillants pour moi.

Et elle eut un long regard de reconnaissance vers la Patronne qui lui passa le bras autour des épaules d'un air apitoyé.

Une voix grasseyante et une sonnette qu'on agitait les sortit d'un silence momentané:

- Anja!

C'est Klamm qui l'appelait. Anja poussa un soupir, et se dirigea vers la porte de Klamm en traînant les pieds. K. la suivit et, quand la porte se referma sur elle, il colla son œil sur le trou que lui avait montré Frieda. La porte était épaisse et il n'entendait pas ce qui se disait, mais il voyait nettement Anja immobile, debout, le dos tourné et Klamm affalé dans son fauteuil, le ventre rebondi, la face rougeaude. Il parlait avec force gestes, ce qui donnait un mouvement de va et vient à son siège à roulette. Parfois il s'arrêtait pour écouter peut-être une réponse d' Anja qui devait être brève car il reprenait aussitôt sa gesticulation. Quand il eut fini, elle sortit précipitamment et referma rapidement la porte de la chambre.

K. lui saisit le coude et la raccompagna dans la grande salle. Elle ne dit pas un mot, mais prépara rapidement un sirop de menthe qu'elle amena à Klamm. elle en ressortit de la chambre à toute allure. Elle s'assit aussitôt sur une chaise près du bar, les bras ballants. K. et la Patronne lui prirent chacun une main.

- Alors? Dit la Patronne?

Anja laissa passer un moment avant de répondre et, prenant sa respiration, commença son récit.

- Il a commencé par me vanter les mérites de l'Administration à nulle autre pareille, qui savait mettre chaque citoyen à sa juste place et exiger d'eux allégeance, même si les conditions de vie paraissaient dures. Ceci était d'ailleurs absolument nécessaire, salvateur, pour recouvrer leur situation antérieure. C'était la volonté du comte West West, toujours invisible mais omniprésent, parce que les hommes avaient dévié de leur voie royale afin de se prendre eux-mêmes pour des comtes et pour s'arroger un pouvoir qui n'était pas le leur.

Voilà pourquoi, a-t-il ajouté moi, rédactrice, je me trouvais serveuse dans un bar et je devais le louer, lui, l'envoyé du comte, de prendre soin de moi et de m'accompagner dans cette nouvelle voie qui s'ouvre à moi.

Elle s'arrêta haletante. La Patronne lui servit un grand verre d'eau qu'elle but d'un trait. K. ne disait rien mais réfléchissait.

Pourquoi le comte aurait-il choisi Klamm pour guider Anja vers une vie dégagée de tout le poids d'une faute commise? Ce fonctionnaire était loin d'inspirer confiance. S'il devait y avoir expiation, seul un être rayonnant pourrait être un guide légitime dans cette démarche de régénération. Mais qui pouvait voir la moindre bienveillance, le moindre altruisme dans ce corps bouffi et méprisant? Cette sollicitude à l'égard d' Anja ne cachait-elle pas un but inavouable?

K., finalement, prit la parole pour exprimer son doute plein d'inquiétude D'ailleurs, tandis qu'il regardait par le trou de la porte, il lui semblait avoir perçu dans les yeux de Klamm un regard plein de concupiscence pendant qu'il lui parlait. Il fallait vraiment être attentif à son attitude. Mais K. n'était pas toujours sur place. Seule la Patronne et son mari pourrait assurer la surveillance nécessaire et prévenir K. Au moindre faux-pas.

La Patronne se rendit dans le local attenant. Elle en revint avec un énorme gourdin qui servait à faire reculer les importuns et le rangea derrière le comptoir. Ils discutèrent encore un moment, puis K. qui devait aller aider la Mère, prit congé en promettant de revenir le plus tôt possible.

En écoutant K. qui lui faisait le récit de ce qui s'était passé, la Mère prit un visage grave et reconnut que l'inquiétude de K. était fondée. Il faudrait réagir vite si Klamm voulait séduire de force Anja. Et ce n'était pas impossible car Klamm avait déjà essayé il y a quelques années, avec une jeune femme de chambre. Un jeune messager avait vendu la mèche au Château et l'on n'avait plus vu Klamm pendant plusieurs jours. Quand il était revenu, il avait la mine déconfite de quelqu'un qui venait d'être sanctionné. Par la suite, il s'était tenu tranquille. Mais Anja était jeune et jolie et cela avait pu ranimer la flamme de la convoitise dans un cœur retors.

Klamm était cauteleux. Comment s'y prendrait-il? En paroles ambigües, pleines de sous-entendus malhonnêtes pour jouer avec les nerfs d'Anja et affaiblir sa résistance? Par la menace, parce qu'elle refuserait fermement ses avances? En jetant l'opprobre sur sa famille? Mais c'était peu probable compte tenu du précédent commis par Sortini sur Amalia et qui lui avait valu l'exil.

Et s'il passait à l'acte avec des gestes dégoutants? Anja crierait les hôteliers arriveraient en courant et l'assommeraient? L'assassinat d'un fonctionnaire était sévèrement puni, mais ils ne reculeraient pas.

Toutes ces perspectives n'étaient guère réjouissantes. La Mère saisit les mains de K. et, fermant les yeux elle lui dit:

- Concentrons-nous et invoquons l'aide de Celui qui est à l'origine de ce monde.

K. la regarda avec étonnement mais il y avait tant de force dans la présence de la Mère qu'il se joignit à sa méditation. Ils demeurèrent ainsi fort longtemps, puis la Mère relâcha l'étreinte de se mains et il ouvrit les yeux. Son anxiété avait disparu et il se sentit confiant pour la suite des événements. Il osa formuler une question.

- Qui est selon vous, Myriam celui que vous ne nommez pas et qui serait à l'origine de ce monde?

- Ne faites appel ni à votre cerveau, ni à l'avis d'autrui. La réponse est enfouie au plus profond de votre cœur.

Énigmatique, elle ajouta:

- Cherchez et vous trouverez. Je n'ai rien à vous dire de plus.

Les jours qui suivirent, K. chercha encore et encore. Tout son être était en ébullition. C'était nouveau, mais très fort et très doux à la fois. Son questionnement, plus sa vigilance pour Anja occupaient son temps libre. Il mit entre parenthèse sa réflexion sur la mort.

Le temps passait, rien ne se bougeait à l'Auberge des Messieurs. Klamm continuait à s'y arrêter et, quand il lui arrivait de remonter au Château, c'était pour y redescendre dès le lendemain. Avec Anja, il continuait à jouer au chat et à la souris. Mais la souris en question, soutenue par les patrons et par K. avait pris des forces. Elle avait inversé les rôles et, se faisant chasseur, elle agissait ainsi à chaque fois que Klamm l'appelait. Elle le regardait fixement, droit dans les yeux avec la volonté inébranlable de l'arrêter dans un quelconque désir de luxure. Et celui-ci abaissait un moment les yeux sur sa poitrine ou sur son ventre, puis abandonnait et la renvoyait d'un geste. C'était pour Anja le signe d'une nouvelle victoire. La Patronne avait trouvé l'astuce d'en faire un jeu. A chaque fois, elle ajoutait une barre sur une vieille ardoise et celle-ci commençait à se remplir de dizaines de barre et quand K. passait à l'auberge, tous trois en riaient et plaisantaient.

Toutefois il fallait continuer à être vigilants.

Ce jour-là, jour d'un beau soleil vivifiant, il y eut du nouveau. Amos que l'on n'avait pas revu depuis fort longtemps envoya un messager, pour commander le fiacre. Gerstäcker ayant dû garder le lit, c'est K. qui se rendit au Château.

Amos, vêtu d'un costume gris-bleu passa le portail et leva les cieux vers le ciel avec un air satisfait. Il salua d'un geste K. et monta dans le fiacre lestement. Au bout de quelques minutes, il prit la parole à la grande surprise de K. Sa voix était chaude et agréable avec semblait-il un soupçon de malice.

- Vous n'avez pas beaucoup véhiculé Klamm, ces temps derniers. Il ne vous a pas paru souffrant? Ou simplement heureux de résider à l'auberge?

K. prit le temps pour répondre et se retournant pour regarder Amos droit dans les yeux.

- Il me semble que l'on peut répondre positivement à votre deuxième question.

Puis il ajouta avec un air plein d'une inquiétude non feinte;

- Je suis inquiet pour la jeune Anja.

Amos lui décocha un regard perçant mais ne prit plus la parole et K. se tut lui aussi. Le Fondé dePouvoir descendit calmement, scruta à nouveau le ciel lipide et rentra dans l'auberge sans se presser.

La Patronne et Anja se trouvaient dans la grande salle. Il les salua de la main. Son regard s'attarda sur Anja comme pour la jauger et tomba sur l'ardoise que tenait la patronne entre ses mains pour rajouter une nouvelle barre.

- Qu'est-ce que c'est?

La Patronne devint écarlate: elle ne savait que répondre. Ce fut Anja qui, d'une voix décidée prit la parole:

- Chaque fois que Monsieur Klamm me regarde avec concupiscence, nous ajoutons une barre.

Amos regarda alternativement la patronne et la jeune femme comme pour se rendre compte de la véracité de la réponse. Et dit:

- Bien! Allez dans la chambre de Klamm. Ce qu'elle fit. Amos la suivit et la Patronne aussi qui, prise d'une décision subite montra à Amos, le trou dans la porte.

Amos y colla son œil.

Klamm, étonné par la présence spontanée de la jeune femme, mais ravi, la regarda d'un œil torve. Ne sachant quelle conduite adopter, elle baissa les yeux et attendit. Il se leva prestement et se rapprocha d'elle; elle ne bougea pas d'un centimètre. Puis il vint tout contre et essaya de faire sauter les boutons de son corsage. Anja se mit à crier de toutes ses forces et Amos se précipita dans la chambre, suivi par la Patronne qui recueillit sa protégée, tremblante, sur son sein généreux.

Amos les pria de sortir, de fermer la porte derrière elles et de retourner dans la grande salle. Elles seraient bien restées derrière la porte pour entendre ce qui se disait, mais Amos pourrait sortir à tous moments et n'apprécierait sans doute pas leur curiosité.

La Patronne passa derrière le comptoir, saisit une bouteille de remontant et en servit un verre à Anja qui commençait à reprendre ses esprits. Après avoir hésité un instant elle s'en servit une bonne rasade. Toutes deux trinquèrent, burent en silence et attendirent.

Elles prêtaient l'oreille en essayant de capter le moindre son de voix, mais en vain..

Au bout d'un quart d'heure les deux hommes quittèrent la chambre. Amos avait un air sévère inhabituel chez lui et Klamm baissait la tête un pas en arrière l'air complétement défait.

K. les vit arriver ainsi, monter dans le fiacre sans un mot. Il comprit qu'il ne lui restait qu'une chose à faire: les ramener au Château ce qu'il fit en activant le pas des chevaux. Arrivés devant la porte principale, qui s'ouvrit aussitôt sous la main du portier barbu, les deux hommes entrèrent, Amos toujours en tête et Klamm derrière.

K. ramena aussitôt les chevaux à l'écurie, les détela à la hâte et sans prendre la peine de prévenir la Mère, fonça à l' Auberge des Messieurs.

Les deux femmes l'accueillirent avec un large sourire et Anja se jeta à son cou. À tour de rôle, elles narrèrent ce qui s'était passé. La Patronne emplit trois verres de Porto qu'ils dégustèrent avec délice en essayant d'imaginer un avenir meilleur pour les deux amis.

K. se dépêcha ensuite de rentrer pour aider la Mère. Il éplucha des carottes tout en lui racontant l'intervention d'Amos et la déconfiture de Klamm. Décidément la journée s'annonçait sous de bons auspices, pour Anja, mais aussi pour lui. Le fait qu'Amos ait daigné lui parlé et qu'il ait tenu compte de sa réponse jouaient en sa faveur: il sentit renaitre l'espoir de voir aboutir sa démarche. Manifestement, K. et Anja étaient liés dans la même voie pour un cheminement encore mystérieux, mais qu'ils comprendraient un jour.

Le lendemain, Anja et K. parlèrent longuement de l'évènement en essayant d'en décrypter le sens. Ils ne trouvèrent pas de réponse mais se sentirent confiants pour la suite.

Qu'en était-il de Klamm? On ne le revit plus à l'Auberge. Des bruits couraient sur son compte, alimentés par les informations plus ou moins fantaisistes des messagers.

K. demanda à Barnabas de se renseigner. Ce n'était pas facile selon lui car rien ne filtrait de la salle de justice du Château où Klamm semblait avoir été convoqué plusieurs fois. Il promit néanmoins de se renseigner. Par contre, il parlait d'Amos avec beaucoup de déférence. Personnes ne le rencontrait car son bureau et son logement de fonction se trouvaient dans les étages supérieurs, mais tout le monde savait que c'était un personnage haut placé et tout près du Comte West West. Les laquais le servaient avec empressement et les femmes de chambre étaient sous le charme de ce fonctionnaire toujours courtois.

Un après-midi, Barnabas passa voir K. chez Gerstäcker. Il apportait des nouvelles d'en-haut, glanée auprès de ses collègues. Klamm était assigné en résidence dans une chambre basse, froide et humide située au sous-sol. On lui apportait ses repas sur place. Que faisait-il tout au long de la journée? Personne n'en savait rien. Combien cela durerait-il? Personne n'en savait rien non plus.

Les suppositions allaient bon train: il était là en attente d'un jugement. On le soumettait à des interrogatoires interminables. On lui demandait d'écrire des pages et des pages de repentir pour avoir détourné la loi. On enquêtait sur son rôle dans la mort de Frieda. Sa lubricité à l'égard d'Anja. Bref, il allait devoir passer des jours sombres, très sombres. Mais sur ce que cette affaire allait pouvoir rapporter à Anja, rien!

K. remercia vivement Barnabas pour ces renseignement et celui-ci se déclara heureux de lui rendre service. Il promit en outre de le tenir au courant dès qu'il y aurait du nouveau. Il ajouta qu'Olga se désolait de ne pas l'avoir vu ces temps derniers et, à mots couverts, lui laissa entendre qu'elle était amoureuse de lui.

En tout les cas Anja avait gagné en notoriété chez les gens du village. Les paysans affluaient au bar pour la voir. Grâce à son charme et à son autorité naturelle, ils la respectaient bien que la Patronne se soit dépêchée d'enlever l'affichette signée par Klamm. Les langues se déliaient au sujet de celui-ci et il apparaissait de plus en plus clairement qu'une large majorité le considérait comme un fonctionnaire détestable et que c'était une bonne chose d'en être débarrassé.

Amos, lui, devenait de plus en plus populaire et quand on l'évoquait, c'était comme une bouffée d'air pur qui remplissait l'Atmosphère.