Ce matin-là, en faisant sa première course, K. trouva le village en ébullition. Les paysans chuchotaient par petits groupes. Que pouvaient-ils bien se raconter dans ce village où il ne se passait rien. Le tanneur était devant sa porte et discutait avec deux paysans. Il arrêta le fiacre à sa hauteur et demanda:
- Que se passe-il?
Le tanneur tira sur sa grande barbe noire, repoussa son chapeau avec son index et répondit avec une drôle de voix:
- Une jeune dame est arrivée ce matin de bonne heure. Elle se dit convoquée par le Comte pour être employée comme Rédactrice. Elle a pris une chambre à l'Auberge du Pont.
Et il remit son vieux chapeau gris en place sur la tête.Un femme au Château! K. avait du mal à imaginer une femme parmi ces Messieurs les Fonctionnaires. Et pourquoi n'était-elle pas allée directement au Château? Il lui sembla que se rejouait là sa propre situation.
La curiosité le poussant, il décida d'aller à l' auberge pour se rendre compte par lui-même de l'évènement. A 17 heures, libre de ses occupations, il s'y rendit. Il monta les trois marches de l'entrée et poussa la porte ce qui fit sonner sa clochette aigrelette. Le Patron n'était pas là, mais la Patronne arriva en soufflant. Elle l'accueillit comme un chien dans un jeu de quilles:
- Ah! Voilà Monsieur le Géomètre qui vient nous rendre visite! Vous n'êtes pas le bienvenu, ici. Elle ne lui laissa pas le temps de répondre et enchaîna:
- Alors vous voilà assistant voiturier, à présent! Gerstäcker a bien du courage d'avoir embauché quelqu'un dont personne ne veut et surtout pas le Château. Monsieur le comte a tout de suite donné son accord: pensez-donc, c'est un bon moyen de se débarrasser d'un jacasseur encombrant et prétentieux. Frieda a bien de la chance de ne pas être tombée dans votre piège en suivant mes conseils. Et Klamm, dans sa mansuétude a bien voulu renouer avec elle et tout à repris son cours normal depuis.
Et je ne parle pas de votre court passage à la conciergerie de l'école. Monsieur l'Instituteur voit rouge quand on évoque votre nom. Et je ne parle pas de Jérémie et d'Arthur, les pauvres petits que vous avez honteusement traités alors qu'ils se tenaient à vos ordres en assistants dociles et empressés.
- Donnez moi une bière, je vous prie dit K. en guise de réponse et pour abréger ce long discours.
- Une bière! Si Frieda était là, elle vous chasserait avec son fouet.
K. ne répondit rien à tout ce verbiage mais attendit que la patronne ait fini ses vitupérations, droit devant le comptoir et la fixant du regard sans rien dire. Elle finit par le servir et recula contre les étagères, rouge de contrariété.
Tout en buvant sa bière, il regarda autour de lui et prêta l'oreille aux moindres bruits. La salle était vide. Il jugea inutile de poser des questions au sujet de la mystérieuse jeune femme.
Il vida son verre et il s'apprêtait à partir quand il entendit que l'on descendait l'escalier d'un pas léger. K. leva les yeux et il l'aperçut.
C'était une jeune femme élancée, vêtue avec une sobre élégance d'une longue jupe bleue sombre et d'un chemisier blanc brodé. Sa chevelure blonde était rattachée en un joli chignon qui lui donnait un air distingué. Elle marqua un temps d'arrêt en voyant K. puis continua à descendre. Elle s'approcha du comptoir. Il s'inclina respectueusement devant.
La patronne se remit à glapir:
- Approchez Madame la Rédactrice. Regardez bien cet individu. Vous allez sans doute penser que c'est un homme bien éduqué et fréquentable. Détrompez vous! Vous lui faites confiance et que se passe-t-il? Vous recevez un coup de couteau dans le dos.
La jeune femme regardait alternativement la Patronne et K. d'un air mi-amusé, mi-interrogateur. K. dit simplement:
- Soyez la bienvenue dans le Village, Madame. J'espère que vous y trouverez meilleur accueil que moi. Quant à ma modeste personne, je me fierai plus aisément à votre jugement qu'à celui de madame l'aubergiste qui ne m'a jamais aimé.
- Aimé? Qui peut aimer un monstre de votre sorte?
La jeune femme tendit une main apaisante vers ses deux interlocuteurs et fixant K. d'un regard bleu, profond, elle prit la parole:
- Vous devez être Monsieur le Géomètre?
K. acquiesça d'un hochement de tête et ajouta.
- Auriez vous déjà entendu parlé de moi? Oui, probablement par madame l'aubergiste qui ne perd aucune occasion de dresser de moi un portrait peu flatteur, à la mesure de son talent?
- Non, répondit la Jeune femme, mais il a été précisé dans ma convocation, que j'aurai à vous rencontrer en vue d'une prochaine mission.
K. ressentit une bouffée d'espoir. Ainsi était-il, en quelque sorte, reconnu Géomètre par le Château. Mais aussitôt le doute revint: et s'il s'agissait d'un piège à son encontre, ou à celui de la Rédactrice, ou à leur encontre à tous les deux?
La patronne, quant à elle, prit un air ahuri et s'enferma dans un silence dubitatif.
- Voulez-vous pendre un verre et vous asseoir afin que nous parlions un peu, demanda-t-il?
- Volontiers.
Elle commanda un sirop de menthe et ils s'assirent tranquillement sous le portrait du portier qui avait impressionné K. lors de son arrivée à l'auberge.
- Mon nom est Anja, commença-t-elle. Vous mesurez et moi, j'écris. Qu'allons nous donc avoir à faire en commun?
- Je suis arrivé au village, impatient d'occuper mon poste. J'ai essayé d'enfoncer des portes qui ne se sont jamais ouvertes. J'ai essuyé les silences et les paradoxes de l' Administration. Et finalement, de géomètre, je suis devenu voiturier. J'aurais pu m'en retourner chez moi, mais il y a un je ne sais quoi qui me retient ici.
- Moi aussi, dit-elle calmement, en arrangeant une mèche qui s'échappait de son chignon. Quand je suis arrivée au Village, j'ai eu envie de fuir dans un premier temps. Mais quelque chose en moi disait: «tu as quelques chose à faire dans ce lieu et dans ce temps». Et me voici. Il était dit dans ma convocation d'attendre la venue d'un messager qui me donnerait les instructions nécessaires.
Ils échangèrent quelques confidences sur leur passé respectif puis K. retourna à son travail et Anja remonta dans sa chambre.
K relata sa rencontre à la Mère qui l'écouta attentivement.
- Il me semble que c'est un bon signe. Ils ne vous ont donc pas oublié. Ils n'auraient quand même pas la perversité de vous entraîner Anja et vous dans une voie sans issue et désespérante. Croyez-moi, ne cherchez pas dans tout ça une logique qui n'est pas la vôtre. Laissez venir, observez, patientez.
Comme toujours les paroles de la Mère eurent le don de l'apaiser. Il dîna de bon appétit et en allant se coucher, il repensa à Anja. À sa voix douce, à son regard clair. Il se dit: «Voilà du moins un évènement nouveau et agréable.» Et cette nuit-là son sommeil fut plus léger.
Le temps passait. Le caractère ombrageux de K. refaisait parfois surface, avec ses doutes mêlés d'angoisse. mais les moments passés auprès d' Anja lui redonnaient espoir et confiance.
Quant à Anja, elle ne se départait pas de sa sérénité communicative. La patronne de l'auberge du Pont l'appréciait beaucoup et l'avait prise sous son aile malgré les reproches de Frieda qui la considérait comme une rivale. Et Anja avait su rendre bénéfique pour K. cette relation bienveillante.
Les paysans gardaient une certaine méfiance vis à vis de K. et d' Anja. Cela se remarquait dans leurs regards appuyés, mais ils n'en avaient cure.
Anja finit tout de même par trouver long le silence de l'Administration; elle pouvait de moins en moins s'empêcher de guetter la venue annoncée d'un messager qui ne venait jamais. K. essayait de la distraire en écrivant de courtes nouvelles pleines d'histoires sans queue ni tête, de situations cocasses et de personnages baroques. Il les lui lisait assis sur l'un des bancs en bois de la placette, sous un grand chêne, et ils en riaient aux éclats. Les paysans qui passaient par là les regardaient en coin et s'éloignaient en secouant la tête comme s'ils les trouvaient pitoyables.
Anja lui faisait part de ses réflexions sur la nature humaine, de sa manière d'appréhender l'univers. Elle ne pratiquait aucune religion, mais croyait en un principe créateur transcendant et immanent. En l'écoutant, K. se rendit compte qu'il n'était pas éloigné de sa pensée. Mais il rencontrait en lui des freins dont il désirait se libérer.
Décidément, ils avaient peut-être à faire un certain chemin ensemble. Mais comment l' Administration aveugle aurait-elle pu le savoir? Il se passait vraiment des choses étranges dans ce village qui le renvoyaient au Purgatoire de la Divine Comédie de Dante Alighieri. Il n'y avait pas de Béatrice pour les guider. Il leur faudrait bien se débrouiller tout seuls dans une forêt de doutes, de dangers sous-jacents indescriptibles, d'attentes toujours renouvelées, de personnes hostiles au comportement incompréhensible dont l'âme semblait morte. Et surtout ce mystérieux Château, cet invisible comte West West…