Une gravure ancienne et anonyme du même livre représentait un bâtiment à colonnes sur le fronton duquel on pouvait lire en grec:
Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre.
Au-dessous quelques lignes précisaient que cette inscription était un rajout ultérieur, mais qui définissait bien le principe de l' Académie de Platon.
Pour K., être géomètre, c'était pratiquer l'art des mesures. Il aimait la géométrie, il aimait jongler avec les nombres, les surfaces et effectuer de savants calculs pour dessiner des plans et pour obtenir, sur un terrain brut, des partages équilibrés. Convoqué par le Château, il s'attendait donc à participer à l'aménagement d'un territoire harmonieux pour faciliter le travail de l'Administration. C'est donc avec curiosité et enthousiasme qu'il était arrivé au Village, prêt à exercer son art et à y consacrer son énergie et ses compétences.
Sa désillusion fut donc cruelle de se retrouver dans un cloaque de rejet, d'incertitude, de situations absurdes et d'être confronté à une Administration insaisissable qui vous filait entre les doigts et vous menaçait à tout instant de vous inoculer un venin aux effets inconnus. Esprit d'une grande logique, il prenait conscience qu'au-delà de la raison, s'agitaient des forces cachées, insondables, qui le dépassaient. Que faire? Essayer de les pénétrer non sans une certaine prudence? Il pensa que c'était la bonne solution.
Ses longues soirées de discussion avec la Mère, et sa connaissance de la géométrie l'amenaient peu à peu à l'idée que rien n'arrivait par hasard et qu'il fallait chercher encore et encore le pourquoi des choses avant d'en arriver au comment, pour agir. Sa propre logique ne lui servirait pas pour avancer. Il en arriva même, soudain, à se demander si le fonctionnement ahurissant du Village et la loi du Château n'avaient pas pour but de purger ses habitants de tout ce qui alourdissait et obscurcissait leur esprit... Paradoxalement!
Il poursuivit donc sa vie d'assistant-voiturier de plus en plus prenante car Gerstâcker était de plus en plus souffrant. Le médecin qui le soignait, se contentait de hocher la tête et de lui prescrire des tisanes amères qui le faisaient vomir. Et quand son patient se plaignait, il se contentait de grommeler:
- Un peu de patience, que diable!
Mais la Mère perdit patience. D'autorité elle supprima les tisanes et les remplaça par une mixture à base d'argile. Vexé, le médecin ne revint plus et Gerstäcker continua à tousser. Peut-être un peu moins.
K. continua le voiturage et le maîtrisa de mieux en mieux. La neige avait fondu et le vieux fiacre fut sorti de son abri. K. le nettoya, cira les sièges en cuir et fit briller les cuivres. Il prenait soin du confort de ces messieurs toujours muets, qui arboraient une tenue plus printanière: le col un peu dégagé du cache-nez, le chapeau melon, remplaçant le bonnet de fourrure. Ils paraissaient absorbés dans des délibérations de la plus haute importance qui leur déclenchaient un léger frémissement de moustache. Ou bien ils se grattaient le nez ou se frottaient le front avec le majeur ce qui ne les soulageait pas apparemment de leurs préoccupations.
K. espérait toujours véhiculer Amos, mais celui-ci ne semblait pas devoir revenir. Depuis le rendez-vous avec Amalia, personne n'en n'avait entendu parler. Quel service dirigeait-il? Occupait-il le poste de Sortini? Personne n'en savait rien et d'ailleurs personne n'avait jamais rien su des fonctions de Sortini. Même Barnabas ou les autres messagers ne savaient rien d'Amos car son bureau se trouvait situé au deuxième étage du Château et personne ne l'avait vu descendre le grand escalier de marbre blanc à l'étincelante rampe en cuivre.
N'ayant rien de mieux à faire, K. entreprit une grande réflexion intérieure, un examen sans concession de ses forces et de ses faiblesses. Il partageait parfois ses cogitations laborieuses avec la Mère dont la finesse d'esprit et le bon sens l'aidaient à démêler l'écheveau parfois confus du fil de ses pensées.
Qui était-il? Une abeille pensante parmi une multitude, occupée à des tâches différentes pour maintenir l'existence de la ruche avec en son centre une reine génitrice aussi fragile, en définitive, que ses ouvrières, aussi dépendante d'un principe invisible que l'on percevait dans la civilisation et dans la Nature tout entière? La pensée d'une inclusion dans un monde bruyant, agité, désordonné, parmi des individus uniformes, le dérangeait profondément.
K. mit sur chacun des plateaux de sa balance intérieure ses vertus et ses anti-vertus, ses zones claires et ses zones sombres, bref ses contradictions et ses paradoxes pour essayer de trouver un équilibre fécond. L'exercice était ardu et parfois décourageant mais il persistait. En guise d'encouragement il ajouta sur le bon plateau de sa balance une vertu: la volonté.
L'auto-examen de son comportement jusqu'à ce jour mit en évidence sa personnalité complexe. Il lui fallut reconnaître que le monde l'avait bien souvent effrayé et qu'il s'en isolait facilement. Il trouvait ainsi dans l'art du géomètre une échappatoire. Se projetant dans des héros imaginaires, Il écrivait, surtout la nuit, des nouvelles sombres dans lesquelles s'exprimaient ses angoisses, mais aussi sa quête d'absolu, de justice et de liberté.
Ses rares passions amoureuses ne duraient jamais: il finissait toujours par refuser tout engagement qui le priverait de sa liberté. C'est ainsi qu'il avait reproduit ce comportement avec Frieda et qu'il gardait une grande réserve lors qu'Olga lui témoignait le plaisir que lui procurait leur rencontre.
Quand il avait reçu du Château, contre toute attente, la convocation pour occuper un poste de géomètre, il lui avait semblé que quelque chose pouvait, allait changer et modifier le cours de son existence. Comment? Il ne le savait pas; une sorte de confiance, confuse mais nouvelle, était née en lui. C'est probablement pour cette raison qu'il n'avait pas quitté le Village malgré les obstacles qu'il lui fallait surmonter. Peut-être appréciait-il aussi d'être confronté à un défi (et quel défi!) de la Providence. Ainsi nomma-t-il ce principe supra-humain qui le dépassait. Ne fallait-il pas, sans la rejeter aller au-delà de la raison pour approcher la connaissance?
Un jour où il revenait du Château il croisa ses deux anciens assistants Arthur et Jérémie qui se poussèrent du coude en le voyant. K. eut envie de les interpeler sèchement, comme il avait eu l'habitude de le faire. Il se retint et leur lança d'une voix ferme:
- Bonjour, jeunes gens, quel est votre nouvel emploi, à présent?
Ils se regardèrent narquois et ce fut Arthur qui prit la parole.
- Tu te préoccupes de notre sort après nous avoir traités plus bas que terre?
K. prit un ton conciliant.
- C'est vrai, j'ai été dur avec vous. Mais j'étais dans une situation particulièrement difficile. Vous pouvez comprendre cela?
- Nous comprenons, dit Jérémie, que tu es quelqu'un de particulièrement orgueilleux et méprisant et que tu te moquais bien de nous faire souffrir. Tu n'as pas épargné Frieda non plus: elle qui s'était sacrifiée pour toi en abandonnant Klamm son précieux amant pour te suivre. Tu te sers des gens et quand tu n'as pas eu d'eux ce que tu voulais, tu les rejettes comme de vieux habits inutiles. L'instituteur l'a bien compris et n'aspirait qu'à une chose: se débarrasser de toi!
K. dut reconnaître que, dans son impatience et dans sa confrontation avec des événement hostiles il avait manqué d'humanité. Il chercha quelques sobres excuses:
- Très bien, les garçons. Mais c'est le passé. Tout le monde peut changer, n'est-ce pas? Enterrons la hache de guerre et partons sur de nouvelles bases.
Il s'approcha d'eux et leur tendit une main largement ouverte. Mais, d'un coup de menton ils l'ignorèrent et, tournant les talons, ils reprirent leur chemin en silence, le laissant perplexe.