Depuis quelques temps, peut-être parce que la présence et la parole de la Mère avaient sur lui un effet apaisant, K. avait cessé de se torturer la cervelle, lorsqu'il avait du temps libre, pour trouver la bonne stratégie qui le mènerait à la réussite de sa démarche. Il préférait réfléchir à diverses questions qu'il avait éludées jusqu'à ce jour mais qui, à présent, aiguisaient sa curiosité. L'une d'elle avait trait à L'Administration du Château , en particulier, et à l'administration en général.
Comment se fait-il, pensait-il, que ce comte West West ait pu annexer au sein d'un État, un petit territoire, tel le Village et y imposer une loi dont le contenu et l'exercice étaient flous, ambigus, voire chaotiques? Depuis quand? Comment s'y était-il pris? Qui était-il? Pourquoi ne venait-il jamais au village? Personne ne l'avait vu, personne ne le connaissait.
La Mère n'avait pas de réponse à ces questions. Née au Village, elle avait toujours connu cette situation, qui, toutefois s'était beaucoup durcie avec le temps. Mais alors? Le comte West West de son époque devait avoir été remplacé depuis. Par qui? Son fils? La Mère n' en avait jamais entendu parler. Par contre elle avait entendu parler par les anciens d'autres temps.
- Jadis, disait-elle, les gens se parlaient; on les entendait rire ou chanter. Et peu à peu, plus rien! Après la venue de plus en plus fréquente des fonctionnaires à l'Auberge des Messieurs, on aurait dit que toute manifestation de joie avait disparue. Le visage des gens a pris un teint terreux, renfrogné, leur mine s'est fermée et leurs épaules se sont courbées comme s'ils portaient constamment une charge écrasante. Même la couleur des vêtements a changée: ils sont à présent noirs, verdâtres ou gris délavé.
- Cela relève du despotisme! N'y a-t-il donc personne pour se rebeller, pour refuser d'obéir à ces lois absurdes et contre-nature?
- Certains ont essayé, mais une mystérieuse maladie s'est abattue sur eux et ils en sont morts. Ce fut le cas de mon Jonas.
Elle se retourna et fit mine de s'occuper d' une casserole, afin que K. ne vit pas ses yeux pleins de larmes.
K. n'insista pas car il ne voulait pas ajouter à sa peine en remuant de vieux souvenirs. Une idée lui vint. Il devait bien y avoir des archives à la mairie. Il décida de s'y rendre sur son temps libre. Olga venait juste de prendre son poste; elle pourrait peut-être lui faciliter la tâche.
Les bureaux de la mairie étaient vieillots et plutôt crasseux. Ils sentaient la poussière. Une vieille secrétaire, le dos courbé, remplissait les pages d'un grand registre avec application.
Néanmoins elle leva la tête vers le visiteur et demanda d'un ton sec, sans prendre la peine de le saluer:
- C'est pourquoi, monsieur le Géomètre?
K. la salua aimablement et demanda à voir Olga. La vieille femme tourna la tête et appela:
- Olga!
Une porte s'ouvrit, au fond de la salle et Olga apparut. Un sourire pointa sur ses lèvres et disparut aussitôt.
- Que veux-tu demanda-t-elle l'air gêné.
- Je souhaiterais consulter les archives du Village.
La vieille femme ne laissa pas à Olga le temps de lui répondre et dit sèchement:
- Il faut l'autorisation du Maire.
- Puis-je avoir cette autorisation?
- Olga, Monsieur le maire est dans son bureau, allez demander l'autorisation pour monsieur le Géomètre.
Elle ajouta à demi-voix:
- Ce serait étonnant qu'il puisse vous la donner!
Olga sortit du bureau. K. entendit frapper trois coups. Une voix tonitruante répondit:
- Entrez!
S'ensuivit un long monologue énervé du Maire, puis Olga revint, le visage empourpré:
- Monsieur le Maire ne peut pas donner cette autorisation, car il doit d'abord avoir lui-même l'autorisation du Château. C'est Sortini qui était chargé de délivrer cette autorisation. Sortini n'étant plus là, personne n'est habilité à le faire. Monsieur le Maire ne comprend pas cette demande qui, de surcroît, émane d'un étranger et nécessite une formulaire spécial qui doit être réactualisé après avoir fait l'objet d'un comité de rédaction qui ne s'est pas encore réuni. Personne, même un habitant du village, n'a jamais consulté les archives depuis qu'il est à la tête de la mairie. Et d'ailleurs une grande partie de celles-ci a été détruite par un incendie et par le jet d'eau qui a servi à éteindre le feu.
K. comprenant qu'il était à nouveau confronté à un obstacle absurde et insurmontable, n'insista pas. Il se retira après avoir remercié et salué poliment. Puis il retourna à son travail, étonné de ne pas sentir monter de colère en lui. Il se dit:
- Mon cher K. tu es entrain de changer! Te voici malgré tout serein devant cette nouvelle incohérence. Bah! Il n'y a que le premier pas qui compte quand on veut s'améliorer!
Et il en éprouva un certain contentement.
Donc, en ce monde et en ce temps, la volonté d'un seul homme pouvait être force de loi. Il suffisait d'oser et de mettre en place (par ruse ou par force, ou par les deux) une machinerie adéquate conduite par une élite de surhommes à la botte d'un homme tout-puissant pour lessiver le cerveau collectif d'un peuple et le transformer en un essaim docile de soushommes prêts à tout accepter, fut-ce le chaos ou l'absurde, le piétinement de leur être. C'était une déshumanisation programmée contre laquelle personne ne semblait pouvoir lutter.
Vraiment personne? Il restait bien quelques êtres pensants qui ne voulaient pas se soumettre. Qui étaient-ils? Des utopistes? Des croyants en une volonté divine punitive? Des humanistes? Des Initiés sachant que tout à une fin en ce monde et que le mal, le malheur, la misère sont nécessaires à l'harmonie universelle? K. désira être l'un d'eux. Était-ce un rêve impossible? Et fallait-il lutter à l'intérieur ou à l'extérieur?
Brusquement lui traversa la mémoire comme un rai de lumière zébrant un noir profond: le souvenir d'une pensée de Socrate lue quelque part dans un vieux livre à la couverture de cuir tout usée:
Connais-toi toi-même,
à laquelle quelqu'un avait ajouté dans la marge: et tu connaîtras L'Univers et les Dieux.
Esprit cartésien, absorbé par sa vie professionnelle et familiale, il n'avait encore jamais pris temps de s'interroger sur sa propre personne, et sur les mystères de ce monde et au-delà. Pourquoi soudain ce désir qui ressemblait à une invitation pressante?
Tout en brossant Weisstein, le cheval blanc, il commença par se demander pourquoi il avait choisi de devenir géomètre plutôt que de reprendre l'entreprise familiale. Bien sûr, il y avait le désir de rejeter ce père qui n'en était pas un, homme méprisant et peu soucieux des désirs de ce garçon rêveur, un peu malingre qui n'avait rien à voir avec le mâle robuste tourné vers les affaires qu'il désirait avoir pour descendant. Mais pourquoi géomètre plutôt qu'homme de lettres ou fonctionnaire?