La nuit commençait à tomber. Les oiseaux s'étaient tus et un dernier rayon de soleil colorait faiblement les arbres dépouillés. Assis autour du poêle, Barnabas et Olga, tassés sur eux-mêmes échangeaient quelques phrases mélancoliques, tandis qu'Amalia serrant les lèvres avec application, reprisait un vieux pantalon du père. Celui-ci, assis au fond de la pièce, tenait sa femme par la main, sans rien dire.
K. frappa trois coups légers comme à son habitude sur la vieille porte en bois, Olga cria «entrez», ce qu'il fit. Amalia le salua d'un demi-sourire et Barnabas le regarda avec des yeux de chien battu. Les parents marmonnèrent un bonsoir incompréhensible. Olga se redressa et lui fit un large sourire.
K. ôta sa pelisse et vint s'asseoir près des jeunes gens. Olga, rose du plaisir de le voir lui demanda des nouvelles de son travail. Il répondit avec force détails pour rompre la morosité ambiante. Il était là depuis une demi-heure quand on frappa vigoureusement à la porte. Qui pouvait bien venir, à cette heure-ci?
Olga se leva prestement et alla ouvrir la vieille porte qui grinça sur ses gonds comme un chat agacé. Elle reconnut Adalgar, un messager du Château confirmé. Celui-ci avait été, enfant, un camarade de jeux de Barnabas. Il avait eu la chance d'être embauché en qualité de messager après cinq ans d'épreuves pendant lesquels alternaient les convocations urgentes aussitôt annulées et réïtérées sans qu'on sache pourquoi mais qui débouchèrent finalement sur un contrat en bonne et due forme à un moment où il s'y attendait le moins.
Après avoir salué sobrement, il sortit de son plastron impeccable, une enveloppe jaunâtre qu'il tendit à Amalia. Celle-ci, devenu pâle de surprise attendit quelques secondes avant de s'en saisir et Adalgar dut la lui remettre en main presque de force. Amalia serra l'enveloppe sur son cœur tandis que l'assistance, les yeux fixés sur le rectangle jaune semblait vouloir en dérober le contenu.
Comme Amalia restait comme pétrifiée, Barnabas n'y tenant plus s'écria:
- Hé bien, Amalia, qu'attends-tu pour l'ouvrir?
Elle finit par se décider et ouvrit l'enveloppe avec ses ciseaux de couture.
Barnabas se plaça derrière elle et en lut le contenu à voix haute.
- «Objet: Affaire Sortini.
Madame, vous êtes priée de vous rendre demain à 15 heures à l'auberge des Messieurs. Vous y serez entendue par Monsieur le Fondé de Pouvoir Amos qui vous posera un certain nombre de questions. Il vous est demandé d'y répondre avec la plus grande franchise. Vous apporterez la lettre qui vous été envoyée par Sortini en son temps.
Le grand secrétariat»
Signature illisible
Adalgar qui écoutait attentivement, se retint de rire et lança d'une voix narquoise:
- Le grand Sortini plein de morgue est obligé de raser les murs, à présent!
K. le pressa d'en dire davantage, mais il s'éclipsa prétextant ses obligations professionnelles.
Olga surexcitée demanda:
- Qu'en penses-tu, K? est-ce un bon ou un mauvais signe?
K. joua les optimistes et décréta que c'était un très bon signe, que les choses allaient changer de manière bénéfique pour Amalia et sa famille. Il était loin d'en être convaincu intérieurement, mais cela détendit l'atmosphère et il se retira pensif les laissant à leurs conjectures.
Une fois revenu sous son nouveau toit, il partagea avec la Mère le sobre repas du soir, tout en lui narrant la venue du messager et la lettre destinée à Amalia. Gesrstäcker épuisé avait avalé son bol de soupe au choux et était allé se coucher aussitôt. On l'entendait ronfler derrière la cloison.
La mère écoutait le récit de K. tout en l'observant attentivement.
- Les choses sont entrain de bouger, commenta-t-elle sobrement en hochant la tête. Le fait qu'un messager du Château soit envoyé à Amalia n'est pas anodin.
K. se lança ensuite dans une longue diatribe sur l'Administration du Château. Comment une tel pouvoir avait-il pu se mettre en place? Et quelle était sa finalité? Qui tirait bénéfice de la situation actuelle et à venir?
La contrainte existentielle qui pesait sur tous et rendait tous ces êtres résignés, amorphes, comme s'il s'agissait d'un destin inéluctable, comme s'il ne pouvait vraiment pas en être autrement, réveillait en lui la fibre rebelle. Il repensa à Paracelse qui, seul combattait contre tous, contre les idées reçues, la connaissance fossilisée, les habitudes collant à la peau. Il n'avait pas de réponse, mais une certitude, la première pour lui qui avait tendance à douter de tout: c'est qu'il n'accepterait jamais cette conception de l'existence et qu'il combattrait lui aussi. Lui, le Géomètre, n'ayant pas la truculence, le verbe tranchant et la superbe du brillant médecin, mais aidé par son art, il lui faudrait trouver des moyens propres et fourbir ces propres armes.
La mère dit simplement:
- Bon courage mon garçon. N'abandonnez jamais.
Ses yeux, tout son visage semblait refléter une jolie lueur.
K. pensa que tant qu'il y aurait des êtres comme elle, la matérialité ne pouvait pas éternellement envahir les esprits et l'humanité pourrait avancer d'un pas. Et de pas en pas…
Il lui revint à l'esprit une vieille maxime:
«Il n'est point besoin d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer»
Oui, ce dont il était sûr, c'est qu'il allait persévérer. C'était une question d'honneur et de volonté.
Il souhaita à la Mère une nuit paisible et alla se coucher.
Le lendemain matin, il accompagna Gerstäcker dans son voiturage entre le Château et l'Auberge des Messieurs. Amos, le fonctionnaire qu'ils véhiculèrent était inconnu du voiturier. C'était un homme d'une quarantaine d'année, aux traits harmonieux, à la carrure imposante, aux yeux sombres, perçants, au sourcils bien dessinés. Il semblait très différent de l'aspect flou des autres fonctionnaires. Il ne dit pas un mot lui non plus, mais descendit du traineau en lançant à K. un regard appuyé
Gerstäcker et K. attachèrent les chevaux et rentrèrent dans la grande salle pour se réchauffer. Tout en buvant un café bien chaud sous le regard farouche de Frieda qui semblait vouloir foudroyer K., Ils prêtèrent l'oreille à la conversation en sourdine des ouvriers. Ils parlaient trop bas pour que leurs conversations soient audibles, mais les deux hommes réussirent à entendre prononcer plusieurs fois à voix basse le nom de Sortini.
Leur attente se prolongeait, mais rien ne bougeait. Enfin, un jeune messager, vint leur dire qu'ils pouvaient retourner chez eux, mais qu'il leur faudrait revenir chercher Amos à quinze heures trente précises pour le ramener au Château.
A quinze heures dix K. revint seul à l'auberge des Messieurs car Gerstäcker était vraiment souffrant et posta le traîneau non loin de l'entrée.
A quinze heure vingt cinq il vit sortir Amalia enveloppée d'un grand châle mauve qui couvrait ses longues boucles brunes et une partie du visage. Elle marchait les yeux baissés sans regarder autour d'elle sans regarder K. En face, sur le trottoir, Olga et Barnabas l'attendaient, visages anxieux. Tous trois s'éloignèrent précipitamment.
Cinq minutes plus tard, Amos arriva, l'air songeur. Selon l'habitude de ces messieurs, il ne dit pas un mot, mais en descendant, fit un petit signe main à K. qui se demanda ce que cela pouvait bien signifier.
Le lendemain matin après les soins aux chevaux, il n'y eut pas de voiturage à effectuer. K. se rendit donc chez Barnabas. Amalia était occupée à soigner son père qui avait une forte fièvre, en lui faisant boire un grand bol de tisane odorante. Barnabas était allé au Château pour attendre un hypothétique message qui, il le savait dans son for intérieur, ne lui serait jamais remis.
Olga se précipita vers K. et s'accrochant à son bras, elle lui raconta en détail (d'après le récit d' Amalia) l'entrevue avec Amos. Celui-ci avait lu attentivement la lettre de Sortini puis avait posé quelques questions sur son ressenti et ce qu'il en était advenu depuis. Amalia avait répondu avec calme, mais fermement et dignement. Puis l'émotion reprenant le dessus, elle avait supplié Amos de prendre l'opprobre sur elle et de dégager sa famille de toute responsabilité. Amos, après l'avoir regardée droit dans les yeux l'avait aussitôt libérée, la laissant dans un doute affreux.
Depuis, elle ne desserrait plus les dents et gardait les yeux obstinément baissés. Une larme roulait parfois sur sa joue. Elle n'essayait même pas de l'essuyer.
Se sentant inutile, il prit congé et se retrouva sur le chemin du retour. Entre colère et impuissance, il se demandait à quoi rimait cette situation et quelle serait l'issue de l'entretien d'Amos, si toutefois il y en avait une. Entre quelles mains se trouvait donc la justice, au Château? Les habitants du village étaient-ils donc condamnés à n'être que des objets déshumanisés? Attaquer ce système frontalement, il le savait, ne servirait à rien: il fallait trouver la bonne stratégie. Il se promit d'y réfléchir et chercher, toujours chercher…
Tout en marchant il retrouva sa sérénité et revint mentalement à sa propre situation, mais sans acrimonie.
Les jours passèrent, mornes, occupés aux tâches familières. En sortant de l'écurie, K. vit arriver au pas de course Barnabas. Il était essoufflé et écarlate. K. le fit asseoir sur un tabouret.
- Qu'as-tu donc Barnabas pour te mettre dans cet état?
Barnabas mit quelques secondes pour reprendre son souffle et lui tendit une lettre à l'en-tête du secrétariat du Château. K. lut
- …la Haute Administration, au vu de votre persévérance bénévole, a décidé de vous admettre dans la fonction de MESSAGER. Vous voudrez bien vous rendre au bureau AZ 2085 afin de recevoir les instructions nécessaires pour l'exercice de vos fonction. Il vous sera fourni un uniforme que vous porterez désormais.
- Magnifique, dit K. .Tu as donc bien fait de ne pas te décourager.
- Mais ce n'est pas tout, ajouta Barnabas toujours haletant
- Quoi donc?
- Amalia est convoquée au Château, après-demain, toujours au sujet de «l'affaire Sortini».
K. resta sans voix. Toutefois il fut conforté dans sa volonté de poursuivre son propre combat.
Quelques jours plus tard, les paysans virent passer un petit homme voûté, vêtu de noir, une cache-nez remonté jus qu'aux yeux. Il se dirigeait à la hâte vers la sortie du village. L'un d'eux le reconnu et cria:
- C'est Sortini!
Un groupe d'homme reprit en chœur:
- Sortini! Sortini! Sortini!
Le plus hardi ajouta même:
- Bon débarras!
Tandis que le petit homme accélérait le pas, tête baissée.
K. qui observait la scène au bord de la route pensa qu'il y avait quand même un semblant de justice au Château.
Le surlendemain, Amalia revint du Château le visage radieux. Sans annonce, sans écrit, la nouvelle se propagea au travers du village. Amalia avait été lavée d'une prétendue faute et sa famille était réhabilitée et de nouveau fréquentable.
Amalia et sa sœur portèrent derechef de jolies robes confectionnées par Amalia. Olga, qui avait des notions de secrétariat fut embauchée par le maire du Village en remplacement du vieil Eustache dont les pertes de mémoire devenaient préjudiciables pour le service. Amalia resta à la maison pour soigner ses vieux parents.
Quant à Barnabas, tel un nouveau Mercure, il allait et venait entre le Château et le Village dans son bel uniforme de messager flambant neuf, pour distribuer les messages de l'Administration et en ramener les réponses. De ce fait, il se devait de garder une certaine réserve et K. le vit de moins en moins souvent Il en vint à abandonner l'idée qu'il pourrait lui être utile un jour pour sa démarche.